Lucy Francineth Granados était une immigrante non documentée installée depuis 2009 à Montréal, au Canada [1]. Le 20 mars 2018 à 6 h du matin, des agents des services frontaliers du Canada (ASFC) ont pénétré sa demeure pour procéder à son expulsion. La procédure n’a pas été sans violence : Lucy a été sévèrement blessée à un bras, puis amenée de force au Centre de détention des immigrants situé à Laval [2].

Lucy Francineth Granados est originaire du Guatemala. Fuyant la pauvreté et les menaces des gangs criminels et voulant combler les besoins de base de ses trois enfants, elle s’est dirigée vers le nord en quête d’un avenir meilleur et dans l’espoir de trouver un endroit paisible pour élever sa famille. C’est la triste histoire d’une personne vulnérable qui, comme tant d’autres, tente de se sortir du cercle vicieux de la pauvreté et de la violence.

Dès son arrivée à Montréal, madame Granados s’est impliquée dans des organismes à but non lucratif, tels le Collectif des femmes sans statuts et l’Association des travailleurs temporaires. Elle a ainsi investi un temps précieux pour contribuer à la société qui l’avait accueillie et pour défendre la cause des personnes migrantes, trop fréquemment laissées à elles-mêmes alors qu’elles sont souvent dans un état de grande vulnérabilité.

Ironiquement, Mme Granados, qui s’est évertuée à améliorer le statut des femmes migrantes, allait elle-même devenir une victime du système d’immigration. En effet, tout a débuté lorsque les agents l’ont saisie de force pour l’envoyer en détention avant de l’expulser du Canada. L’arrestation ne s’est pas faite sans violence, et la détention n’a pas été de courte durée (quelques semaines) [3]. Le témoignage de Mme Granados, corroboré par un agent de l’ASFC, est accablant. Quatre agents ont été dépêchés pour arrêter une seule femme. Lors de son arrestation, celle-ci a été poussée sur une table, pour ensuite se faire tordre le bras et être plaquée au sol. Mme Granados a témoigné de la peur qu’elle a alors ressentie : « Je ne pouvais rien faire, parce que j’étais seule avec quatre agents. […] Je pensais qu’ils allaient me tuer. J’avais tellement peur que j’en tremblais » [4]. Elle n’est pas restée sans séquelles de cet évènement ; en fait, il est humainement impensable que quiconque sorte indemne d’une telle situation. Deux évaluations médicales déclarent qu’elle a subi une atteinte aux disques vertébraux et un trauma à la colonne cervicale. Une évaluation psychologique confirme la présence de symptômes associés au stress post-traumatique, tels l’hypervigilance, l’insomnie, l’anxiété et un sentiment de désespoir.

À la suite de ces évènements, Mme Granados a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP). Or, le 13 avril 2018, la CCDP a rejeté la plainte de Mme Granados, sous prétexte que cette dernière n’avait pas le droit d’être au Canada et ne pouvait donc pas bénéficier des protections juridiques des droits de la personne. La CCDP, dans sa décision de ne pas faire enquête, semble avoir fait fi de sa propre loi constitutive – qui ne limite pourtant pas sa compétence aux seuls citoyens canadiens [5] – et de l’application de la Charte canadienne des droits et libertés au cas de Mme Granados [6]. En effet, les articles visant la protection des droits les plus fondamentaux s’appliquent à toutes les personnes sur le territoire canadien.

Depuis la mort de son mari quelques années avant son départ au Canada, Mme Granados est le seul soutien financier de ses enfants. Or, sa condition médicale nuit grandement à sa productivité. L’absence d’enquête et même de reconnaissance du préjudice qu’elle a subi prive Mme Granados de la possibilité d’obtenir une compensation.

Pourtant, le Canada a ratifié la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CCT) en 1987. Cette dernière prévoit de nombreuses protections pour les personnes comme Mme Granados. Ses articles 2, 6, 12 et 14 prévoient l’obligation de prendre des mesures efficaces pour empêcher les actes de torture sur son territoire, amener devant les tribunaux toute personne soupçonnée de torture s’il y a suffisamment de preuves à cet effet, déclencher une enquête dès qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur son territoire et indemniser toute personne victime de torture. L’article 16 prévoit l’obligation de prohiber tout acte constitutif de peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant. Or, plusieurs de ces dispositions ne semblent pas avoir été respectées.

Le cas de Mme Granados constitue sans aucun doute un traitement cruel et dégradant au sens de la CCT. Par ailleurs, sous réserve des témoignages disponibles, en raison de la combinaison de facteurs aggravants dans le traitement de Mme Granados, cette situation nous amène à vérifier si d’autres infractions auraient été commises. Mme Granados a potentiellement été victime de plusieurs violations à ses droits fondamentaux (notamment son droit à un procès juste et équitable, son droit à la sécurité de sa personne, sa protection face aux traitements ou peines cruels et inusités, sa protection face à toute forme de discrimination fondée sur son statut et son droit d’être entendue devant tout tribunal compétent) ; elle a fait l’objet d’une arrestation musclée, disproportionnée et sans égard aux répercussions probables sur sa santé mentale et physique. De plus, le manque d’humanité, l’emploi disproportionné de la force et le recours inutile à l’incarcération par les agents de l’ASFC envers une personne d’un groupe minoritaire et vulnérable – des comportements qui, selon des experts, seraient loin d’être isolés [7] – ne jouent pas en faveur des autorités canadiennes. En effet, cela laisse planer un doute quant à l’intention derrière le comportement de ses agents, qui semble s’éloigner de la stricte protection du Canada et de leur code de conduite, et s’approcher de la définition de la discrimination. Ces faits nous amènent à croire qu’une enquête devrait être menée pour vérifier s’il s’agit ou non d’un cas de torture, puisqu’à première vue certains éléments constitutifs de l’infraction de torture, au terme de l’article premier de la CCT, semblent être présents.

À cet effet, l’article premier de la CCT, qui définit l’infraction de torture, manque de précision quant à la limite au-delà de laquelle les souffrances ressenties par la victime atteindront le seuil de torture. Cet article précise seulement qu’elles doivent être « aiguës ». De plus, le critère d’intention semble vaste, puisqu’il inclut la nécessité d’avoir commis l’infraction dans le but de punir, d’obtenir des renseignements, d’intimider, de faire pression ou d’assouvir tout autre motif fondé sur une forme de discrimination. En l’espèce, l’imprécision du critère de douleur et le vaste bassin de motifs dans lequel le critère de l’intention peut être extrait sont particulièrement préjudiciables pour le Canada.

Enfin, l’ACAT Canada exprime sa plus haute indignation face à ces situations, qui rappellent des méthodes moyenâgeuses. Un pays comme le Canada devrait avoir des forces de l’ordre compétentes, dont les interventions sont fondées sur la science et les meilleures pratiques en matière de sécurité publique. L’ACAT Canada rappelle que la situation de Mme Granados s’ajoute à de nombreux autres cas d’abus des forces de l’ordre au Canada. L’organisme a en effet répertorié de nombreuses violations des droits de la personne au cours des dernières années, que ce soit dans les centres de détention sous la supervision des agents correctionnels, sur le territoire canadien sous la supervision de la police ou dans les centres de détention pour migrants sous la supervision de l’ASFC [8].

Appel à l’action proposé par Danny Latour, trésorier


Vous pouvez agir

Lettre d’action en format .pdf : Lettre pour le Canada pdf 2019-05
Lettre d’action en format modifiable .docx : Lettre pour le Canada docx 2019-05


Sources

ACAT Canada. 2016-06-19. Sur les conditions de vie dans un établissement provincial de détention au Québec. acatcanada.ca/sur-les-conditions-de-vie-detention-au-quebec [8]

ACAT Canada. 2017-10. Contribution de l’ACAT Canada et de la FIACAT au troisième Examen périodique universel du Canada – 30ème session du Groupe de travail de l’EPU, avril-mai 2018. acatcanada.ca/wp-content/uploads/Rapport-EPU-ACAT-Canada-FIACAT-final.pdf [8]

Cass, Charlotte. 2018-04-16. The deportation of Lucy Granados shows how hollow government “compassion” is. Ottawa Citizen. ottawacitizen.com/opinion/columnists/cass-why-is-the-cbsa-deporting-lucy-granados [1] [2]

Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1882, c.11 (R.-U.)], art. 7-15, 24 [6]

Labonté, Nancy ; Faivre, Laïla. 2017-09-13. La question des « mauvais traitements » et la détention au Canada. acatcanada.ca/mauvais-traitements-et-detention-au-canada [8]

Labonté, Nancy ; Torrent, Andréa. 2017-09-13. Focus Détention : viser l’humanité des pratiques de détention. acatcanada.ca/focus-detention [8]

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), c. H -6, art. 40(5) [5]

Malécot, Catherine. 2016-11-13. Ontario : Quatre ans en isolement cellulaire, des conditions de détention préventive honteuses. acatcanada.ca/ontario-quatre-ans-en-isolement-cellulaire [8]

Mauvieux, Simon. 2018-10-24. La plainte de Lucy Granados rejetée par la Commission des droits de la personne. Journal Métro. journalmetro.com/actualites/national/1881683/expulsee-violemment-du-canada-une-guatemalteque-cherche-justice [3] [4] [7]