Depuis l’avènement du Web 2.0, caractérisé par les médias sociaux Facebook, Instagram, Sina Weibo, WeChat et bien d’autres, les interactions entre les individus ont mis la personne au cœur des communications, en lui donnant le pouvoir de juger et même d’influencer les politiques des entreprises par des mouvements de masse et des groupes de pression. Cette nouvelle liberté a eu des effets politiques en Chine, et le présent article dressera un portrait de la situation.

Depuis que les citoyens chinois ont accès aux médias sociaux, la domination des principes fondamentaux de la liberté de parole et de presse provenant des pays de l’Ouest a eu une influence notable sur cette population. À un point tel que son gouvernement a été l’un des premiers à légiférer et à créer des institutions de surveillance des communications. Dans le cadre de sa nouvelle stratégie de contrôle du Web, Pékin s’est doté d’outils législatifs et d’un système de sécurité basé sur des calculs algorithmiques afin de traquer, punir et museler ceux qu’il qualifie de créateurs de fausses nouvelles et d’activistes contre le parti. Dans ce pays connu pour ses châtiments atroces lors de détention, assimilables à de la torture, les fautifs risquent gros [1].

En 2016, la stratégie s’est vraiment concrétisée devant la nécessité de protéger la sécurité nationale et l’ordre public contre les fausses rumeurs et les discours d’opposition au parti. Pékin a alors créé des institutions de surveillance. Le réseau formé du Comité technique national pour la normalisation de la sécurité de l’information, du Conseil d’État, des gouvernements des provinces, des régions autonomes et des municipalités constitue la plateforme du e-gouvernement de Pékin. Tous les paliers gouvernementaux sont libres de créer, avec la bénédiction du Conseil d’État, des bureaux pour surveiller et museler les activités des utilisateurs. Le gouvernement de Xi Jinping s’est doté de deux outils très efficaces pour dépister les récalcitrants qui se positionnent contre les politiques du parti communiste et sa lutte pour établir la sécurité : 1) un nouveau système d’espionnage contre les dissidents, basé sur des algorithmes programmés pour repérer certains mots dans les conversations des internautes afin de contrôler l’information ; et 2) un système de surveillance par caméras intelligentes basées sur la reconnaissance faciale dans les lieux publics. Cette superplateforme du e-gouvernement est appuyée par plusieurs outils législatifs pour faire la chasse aux récalcitrants, tant en ligne que hors ligne. Toutes ces technologies au service de la sécurité s’instaurent dans le cadre de la nouvelle politique de la société intelligente du gouvernement de Xi Jinping [2].

Politiques chinoises de développement des technologies et outils de contrainte des communications

C’est en 2012, à la fin du 18e Congrès national du parti communiste du gouvernement de Xi Jinping, que le cœur de la régulation des nouvelles technologies s’est construit. Le gouvernement a alors mis en place une stratégie visant à créer une série de lois instituant des organismes de surveillance pour contrôler le Web [3].

En 2017, au 19e Congrès, la stratégie sera plus sophistiquée et touchera les mégadonnées (big data) et l’intelligence artificielle. Pékin devient ainsi le pays le plus influent du cyberespace. En 2016, 27 des 31 provinces avaient adhéré à la plateforme du e-gouvernement de sécurité. En 2017, cette plateforme avait déjà vérifié 170 000 comptes d’utilisateurs de Sina Weibo et 514 000 de WeChat [4].

Évolution juridique pour museler les libertés individuelles sur le Web : une stratégie cybergéopolitique aux portées internationales

Les outils juridiques ont été établis avec l’évolution des technologies et leur impact sur les sphères économique et sociale. La Counter-Terrorism Law of the People’s Republic of China de janvier 2016 est l’une des premières lois des politiques de sécurité de Xi Jinping, dont les articles 19 et 28 limitent les discours sur Internet en agitant le spectre de « l’atteinte à la sécurité publique ». La Cybersecurity Law of the People’s Republic of China est effective depuis juin 2017, et son article 58 permet à tous les niveaux gouvernementaux tant étatiques que municipaux, avec l’approbation du Conseil d’État, de prendre des mesures temporaires restrictives concernant l’accès aux télécommunications. Mais cette contrainte par le gouvernement de Xi Jinping ne se limite pas à son territoire. Une autre législation, la Law of the People’s Republic of China on the Administration of Activities of Overseas Nongovernmental Organizations in the Mainland of China de 2017, force toute organisation non gouvernementale présente sur son territoire à s’enregistrer et à fournir des informations financières, ainsi que la liste de ses membres et employés. Cette loi vise même les renseignements sur les donateurs, membres et employés des organisations qui subventionnent depuis l’étranger. Toutes ces lois peuvent être mises en œuvre grâce à l’organe de surveillance instauré par la nouvelle National Intelligence Law de juin 2017, dont l’article 3 octroie à la Commission centrale de la sécurité nationale le mandat d’appliquer ces lois.

Dans cette nouvelle course à l’hégémonie, nous ne pouvons plus parler de géopolitique ; il s’agit plutôt de cybergéopolitique, où les puissances transposent leur démonstration de force dans leur propre cyberespace, avec des impacts sur le cyberespace des autres puissances étrangères, comme le Canada. La guerre froide terminée depuis 1989 renaît en une « cyber guerre froide », dans le désir de domination de l’un des pays du bloc communiste.

Ainsi, les politiques de Pékin ont un impact sur les utilisateurs des réseaux sociaux jusqu’au Canada. La politique de répression de Pékin, en ligne et hors ligne, pousse les usagers du Canada à se retirer des médias sociaux par crainte d’arrestation et de détention s’ils voyagent en terre chinoise, où les droits fondamentaux sont bafoués et où l’on risque fort d’être soumis à la torture ou à des traitements dégradants.

Selon Mi Ling Tsui, directrice des communications de l’organisation Human Rights in China, en additionnant ces nouvelles lois aux deux dispositifs de surveillance, le e-gouvernement chargé de repérer les fautifs sur le Web, soit par les mots tapés dans leurs communications, soit par les photographies des utilisateurs en utilisant la reconnaissance faciale, Pékin entre dans la course avec d’autres villes asiatiques dites Smart Society. Ces deux dispositifs ont un impact sur le comportement et la liberté d’expression de tout le cyberécosystème international [6]. Dans le rapport 2018 de Human Rights in China, il est même question que les nouvelles lois de Pékin sur le contrôle du Web et la lutte contre le terrorisme touchent également la collecte de données sur les utilisateurs de pays démocratiques [7].

Au nom de la sauvegarde de la sécurité nationale, de la cybersécurité et de la lutte contre le terrorisme, Pékin impose une interdiction radicale de la liberté d’expression. Dans les faits, ce nouveau système ne porte pas uniquement atteinte à la liberté des utilisateurs, il crée également un « intimicide », c’est-à-dire une perte quasi totale d’intimité, par une surveillance constante des conversations, des déplacements et des activités de tous les jours, tant sur le Web que dans la vie courante. Les utilisateurs sont alors piégés dans un médium qui, au départ, ne semblait servir qu’à la diffusion d’information et à la discussion.

Concernant l’interprétation des tribunaux internationaux sur le respect des droits de la personne, aucun n’a encore élargi son interprétation des effets de ces outils juridiques chinois visant les cyberactivités. Les règles de normalisation n’ont aucun effet en matière de protection des utilisateurs, car elles sont toutes non contraignantes et se basent sur la bonne volonté des États. L’Union internationale des télécommunications, qui n’a elle non plus aucun pouvoir contraignant, a instauré en 1959 la Convention internationale des télécommunications, mais celle-ci n’est pas adaptée aux nouvelles problématiques. La collecte de données en terre canadienne et le partage dans d’autres pays créent ainsi une chaîne d’approvisionnement, dont les compagnies se servent volontiers. Ainsi, nos photographies, nos partages sur les réseaux sociaux, nos communications diverses en ligne, notre historique et nos données géographiques passées et actuelles ont un usage qui reste obscur. Les gardiens de notre intimité sont dépassés par la vitesse de l’évolution des communications ; de la même manière qu’il a fallu légiférer pour les communications classiques, il sera nécessaire de le faire pour les communications numériques.

Selon son propre droit national et selon le droit international, le Canada reste toujours garant de la protection de ses citoyens en son territoire. Or, la plateforme du e-gouvernement et les politiques de sécurité de Pékin s’immiscent dans l’intimité de la vie des citoyens de tous les pays, par le profilage de comptes sur les réseaux sociaux, les courriels, les applications sur les téléphones intelligents, etc. La situation risque de placer les défenseurs des droits de la personne sur la « chaise du tigre », peu importe leur provenance. Par sa course à la cybersécurité, cette démonstration de puissance de Pékin pour imposer ses règles de sécurité à l’extérieur du pays n’est ni plus ni moins qu’une transposition de sa puissance cyberécosystémique dans un jeu de cybergéopolitique. Le temps a démontré que l’autorégulation a toujours connu ses abus dans le contexte capitaliste du laisser-faire. Confier aux compagnies la responsabilité de la protection des droits de la personne, et ce sans réelle régulation internationale des communications numériques, se résume à confier au loup le soin d’assurer la protection de la bergerie.

Réflexion de Marie-Michèle Lemieux-Ouellet, administratrice

Sources

Human Rights in China. 2018. Implementation of the Convention on the elimination of all forms of racial discrimination in the people’s republic of China. hrichina.org/sites/default/files/hric_cerd_report_2018.pdf [1] [2] [5] [7]

Tsui, M. L. 2018-11-28. Les impacts des nouvelles sociétés intelligentes sur les droits de la personne. [Propos recueillis par M.-M. Lemieux-Ouellet, intervieweuse] [6]

Wuzhen World Internet Conference. 2017. Report on China Internet Development 2017. www.wuzhenwic.org/download/ReportonChinaInternetDevelopment2017overview.pdf [3] [4]