Esther dite Etty est née le 15 janvier 1914 aux Pays-Bas. Ses parents sont des juifs libéraux et intellectuels. Sa mère est russe ; d’ailleurs, Etty apprendra le russe et l’enseignera. Elle détient une maîtrise en droit public néerlandais, qu’elle obtient en 1939 à l’âge de 25 ans, tout en s’impliquant dans le mouvement antifasciste. Sous l’occupation, elle fréquente de nombreux réfugiés juifs allemands. C’est le cas par exemple de Julius Spier, qu’elle rencontrera en 1941 et qui sera une influence marquante dans sa vie. Spier est un disciple de Jung et il encouragera Etty à développer sa spiritualité et ses idées en tenant un journal.
Etty vit un peu la bohème. Elle a une personnalité passionnée, mais parfois dépressive, qu’elle saura transformer en joie avec l’évolution spirituelle dont elle fait preuve. Sa courte vie adulte est faite d’études, de lectures, de musique, d’amitiés et d’amours. Son journal est une aventure intellectuelle, amoureuse et spirituelle. Etty écrira son journal du 8 mars 1941 au 13 octobre 1942. La publication de sa correspondance permet de connaître un peu mieux la période subséquente, jusqu’au 7 septembre 1943. Dans ses lettres, elle décrit le camp de concentration et la résignation des hommes et des femmes qui savent ce qui les attend au bout du voyage de déportation vers la Pologne.
Les cahiers du journal d’Etty Hillesum révèlent aussi l’ampleur de la recrudescence des mesures anti-juives aux Pays-Bas. Dans la foulée, en juillet 1942, Etty travaillera deux semaines au Conseil juif d’Amsterdam, dans un poste administratif, et demandera rapidement à être transférée au camp de Westerbork, toujours aux Pays-Bas. Là-bas, elle sera assistante sociale… pour les personnes en transit vers les camps d’extermination en Pologne. Ses amis lui conseillent de s’enfuir et de vivre dans la clandestinité pour échapper à l’extermination, mais elle affirme « vouloir partager le sort de son peuple ». À partir de juin 1943, la famille Hillesum est emprisonnée à Westerbork et sera déportée à Auschwitz en septembre. Etty meurt le 30 novembre 1943 à l’âge de 29 ans.
Les écrits d’Etty Hillesum nous interpellent et nous invitent à « réaliser le grand idéal d’Etty : bannir de nous-mêmes la haine et, par là, la bannir du monde – cette haine dont elle fut victime, et avec elle des millions d’innocents » (p. 23).
Dans ses textes, Etty précise qu’elle ne veut pas être la chroniqueuse des atrocités de la guerre, que d’autres le feront à sa place. On y retrouve donc peu d’indices sur les difficultés et les tortures vécues dans ce cadre… On peut toutefois y lire le récit de l’espoir et de la foi d’une femme témoin d’une page de l’histoire humaine la plus cruelle et incompréhensible, celle de l’extermination des juifs par les nazis.

Article de Nancy Labonté, coordonnatrice

Citations du journal tirées de : Les Écrits d’Etty Hillesum, Paris, Seuil, 2008.

Cela recommence : arrestations, terreur, camps de concentration, des pères, des sœurs, des frères arrachés arbitrairement à leurs proches. On cherche le sens de cette vie, on se demande si elle en a encore un. Mais c’est une affaire à décider seul à seul avec Dieu. Et peut-être toute vie a-t-elle son propre sens, et faut-il toute une vie pour découvrir ce sens. Pour l’instant du moins, j’ai perdu tout rapport cohérent avec la vie et les choses, j’ai le sentiment que tout est fortuit, qu’il faut se détacher intérieurement et de tous et renoncer à tout. Tout semble si menaçant, si funeste, et puis cette terrible impuissance ! (p. 109 : 1941-06-14)
Nous ne sommes que des vases creux, où s’engouffre le flot de l’histoire du monde. (p. 109 : 1941-06-15)
Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse, la terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus « ramassée ». Cette concentration intérieure dresse autour de moi de hauts murs entre lesquels je me retrouve et me rassemble, échappant à toutes les dispersions, en une entité unique. Je conçois tout à fait que puissent venir des temps où je resterais des jours et des nuits agenouillée jusqu’à sentir enfin s’élever autour de moi l’écran protecteur de murs qui me préserveraient de m’éparpiller, de me perdre et de m’anéantir. (p. 510 : 1942-05-18)
On a parfois le plus grand mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. Mais en restant dans ma chambre je ne me ferme pas à ce spectacle, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la trace de l’homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes. (p. 538 : 1942-05-29)
Comme c’est étrange ! C’est la guerre, il y a des camps de concentration. De petites cruautés s’ajoutent à d’autres cruautés. En passant dans les rues, je peux dire de beaucoup de maisons que je croise sur mon chemin : ici un fils est en prison, là le père est retenu en otage, ici encore on a à supporter la condamnation à mort d’un fils de 18 ans. Et ces rues et ces maisons se trouvent tout autour de chez moi. Je connais l’air traqué des gens, la souffrance humaine qui ne cesse de s’accumuler, je connais les persécutions, l’oppression, l’arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela et je continue à regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à moi. – Et pourtant, quand je cesse d’être sur mes gardes pour m’abandonner à moi-même, me voilà tout à coup reposant contre la poitrine nue de la vie, et ses bras qui m’enlacent sont si doux et si protecteurs, et le battement de son cœur, je ne saurais même pas le décrire : si lent, si régulier, si doux, presque étouffé, mais si fidèle, assez fort pour ne jamais cesser, et en même temps si bon, mais miséricordieux. – Tel est, une fois pour toutes, mon sentiment de la vie et je crois qu’aucune guerre au monde, aucune cruauté humaine si absurde soit-elle n’y pourra rien changer. (p. 541 : 1942-05-30)
Bien sûr, c’est l’extermination complète, mais subissons-la au moins avec grâce. – Il n’y a pas de poète en moi, il n’y a qu’un petit morceau de Dieu qui pourrait se muer en création poétique. Il faut bien qu’il y ait un poète dans un camp, pour vivre en poète cette vie-là, oui, même cette vie-là !, et pouvoir la chanter. La nuit, étendue sur mon châlit au milieu de femmes et de jeunes filles qui ronflaient doucement, rêvaient tout haut, pleuraient tout bas et s’agitaient, les mêmes qui affirmaient dans la journée : « Nous ne voulons pas penser », « Nous ne voulons pas sentir, sinon nous allons devenir folles », j’étais souvent prise d’un attendrissement infini et je demeurais éveillée, laissant défiler devant moi les événements et les impressions trop nombreuses d’une journée toujours trop longue et me disant : « Faites que je sois le cœur pensant de cette baraque. » Je voudrais l’être de nouveau. Je voudrais être le cœur pensant de tout un camp de concentration. (p. 750 : 1942-10-03)
On voudrait être un baume versé sur tant de plaies. (p. 761 : 1942-10-12)