Réflexion de Danny Latour, administrateur de l’ACAT Canada.

Il y a presque un an jour pour jour, le gouvernement fédéral annonçait qu’il considère la possibilité de ratifier le Protocole facultatif à la Convention contre la torture (OPCAT) [1]. Il s’agit d’une excellente occasion pour rappeler l’impact du fédéralisme canadien sur le processus de ratification de ce traité. L’OPCAT vise à améliorer les mécanismes de prévention contre la torture et les mauvais traitements (droits de la personne), en intégrant un dispositif obligeant les États à permettre l’accès à des inspecteurs indépendants à tous ses établissements de privation de liberté [2]. Cet article vise à clarifier le processus d’intégration de l’OPCAT dans le cadre du fédéralisme canadien. Pour ce faire, l’analyse se fera en deux étapes : i) l’impact du partage des compétences et de la règle de droit dans le fédéralisme, et ii) la ratification et la mise en œuvre des traités relatifs à une compétence scindée.

Impacts du partage des compétences et de la règle de droit dans la fédération

Le partage des compétences est une conséquence inévitable de toutes les fédérations. En effet, comme une fédération est un État (pays) composé de gouvernements locaux (p. ex. des provinces) et d’un gouvernement central (p. ex. un gouvernement fédéral), l’administration des services publics, la protection des citoyens et la prise de décisions d’ordre national doivent être partagées entre ces derniers [3].
Au Canada, ce partage des compétences est décrit dans la Loi constitutionnelle de 1867 [4], laquelle impose de nombreuses règles à cet effet. D’une part, cette Loi attribue expressément des domaines de compétences exclusifs au gouvernement fédéral et d’autres, aux gouvernements provinciaux ; elle prévoit aussi l’existence de deux domaines de compétences entièrement partagés, soit l’immigration et l’agriculture. D’autre part, ce partage n’est pas toujours étanche. En effet, il existe des exemples où des domaines de compétences peuvent se chevaucher ou encore être scindés entre le fédéral et les provinces.
La protection des droits de la personne et l’administration des établissements carcéraux entrent dans cette dernière catégorie. Le gouvernement fédéral administre les pénitenciers fédéraux (incarcération de plus de deux ans) et les provinces, les centres de détention (incarcération de deux ans moins un jour) et les centres de réadaptation relatifs à la protection de la jeunesse [5].
Voici la règle de droit généralement applicable au Canada : lorsque le fédéral légifère dans un domaine dont la compétence est entièrement partagée (p. ex. agriculture et immigration) ou encore lorsqu’un domaine exclusif de compétence en chevauche un autre (p. ex. aéronautique et zonage des terres), c’est la norme fédérale qui aura préséance [6]. Toutefois, les domaines de compétences scindées constituent une exception à cette règle. Ainsi, dans cette situation, le fédéral ne peut intervenir unilatéralement dans la gestion des centres de détention sous compétence provinciale, imposer sa volonté, à moins que les provinces ne soient réceptives aux demandes du fédéral.
Nous verrons dans la prochaine partie que le partage des compétences garanti par la constitution et les limites juridictionnelles qui en découlent imposent des contraintes supplémentaires à l’intégration d’un traité dans tous les paliers du droit canadien.

Ratification et mise en œuvre des traités relatifs à une compétence partagée

Au Canada, la ratification des traités est une compétence qui revient au fédéral, le seul capable d’engager le pays entier à devenir membre d’un traité international. En théorie, cette décision revient à lui seul, et ce, même si le traité en question touche à des domaines de compétences exclusifs aux provinces (p. ex. la santé, l’éducation, le droit privé, etc.). En effet, la ratification des traités fait partie de la prérogative royale, cette dernière étant attribuée au pouvoir exécutif au Canada (soit le cabinet du premier ministre) [7].
Nonobstant cette prérogative, il est dans l’intérêt du Canada de s’assurer, avant de ratifier un traité, qu’il sera en mesure de le respecter. En effet, lorsqu’un État ne remplit pas ou contrevient à ses engagements internationaux, il pourrait voir sa responsabilité engagée devant les autres États, et ce, peu importe si les difficultés sont d’ordre interne [8]. Cette situation, bien que théorique, pourrait alors mener à des sanctions financières et diplomatiques. Le Canada a donc intérêt à s’assurer de la possibilité d’appliquer uniformément un traité avant de le ratifier.
Par ailleurs, et en référence à la première partie de ce texte, il s’agit de la même règle relative au partage des compétences qui s’applique en matière de ratification des traités. C’est-à-dire que le gouvernement fédéral ne dispose pas du pouvoir de modifier des lois relevant de la compétence provinciale en ratifiant un traité international, car cela reviendrait à faire indirectement ce qui ne peut être fait directement. Un tel acte serait inconstitutionnel (ultra vires) et donc sans effet [7]. La constitution empêche que l’acte de ratification d’un traité par le fédéral entraîne une modification directe des lois relatives aux domaines de compétences des provinces.
Du côté de la mise en œuvre des traités, le Canada étant un État dit dualiste (en opposition aux États dits monistes), les traités n’ont pas force de loi dès leur ratification. Les dispositions de ces derniers doivent faire partie du droit canadien. Deux solutions se présentent : soit le parlement fédéral déclare que ses lois sont déjà compatibles avec le texte du traité (harmonisation), soit qu’il intègre des dispositions du traité ou le traité en entier au moyen d’une loi (renvoi) [8]. Puisque l’OPCAT nécessite des modifications législatives dans un domaine de compétence scindé – soit de permettre le plein accès à des experts indépendants à tout lieu de privation de liberté –, le traité ne peut être mis en œuvre en utilisant la procédure d’harmonisation et sans l’accord des provinces.
Ainsi, les limites imposées par la responsabilité internationale, le partage des domaines de compétences et par la mise en œuvre des traités obligent donc de fait le fédéral à négocier avec les provinces lorsque le domaine d’application d’un traité en voie d’être ratifié relève d’une compétence scindée avec les provinces.
Considérant cette obligation de négocier avec les provinces avant de ratifier l’OPCAT, le fédéral doit demander à chaque province qu’elle adapte ses lois de manière à permettre l’application du traité. Or, la constitution canadienne ne prévoit pas d’organe de négociation officiel et permanent afin de faciliter les relations entre les provinces et le fédéral [10]. Chaque négociation pancanadienne de haut niveau (ministres et premiers ministres) doit être planifiée et organisée spécialement à l’avance. Quant aux négociations tenues entre les fonctionnaires, elles se font généralement de manière bilatérale et semblent peu opportunes dans le cadre de modifications législatives pancanadiennes.
Pour conclure, la ratification et la mise en œuvre de l’OPCAT dans la fédération canadienne forment un processus complexe. D’une part, la démarche nécessitera probablement la mise en place d’une conférence pancanadienne ministérielle dans le but de négocier avec les provinces, qui devront supporter une partie des coûts des modifications législatives et de l’adaptation des fonctionnaires. D’autre part, dans un contexte où chaque gouvernement désire réaliser en priorité ses promesses électorales, les modifications législatives requises pour intégrer les dispositions d’un traité comme l’OPCAT imposent une pression sur les calendriers législatifs, sans compter que ces modifications imposent un certain degré d’adaptation de la part des forces de l’ordre. Enfin, ces difficultés ne devraient pas pour autant constituer une excuse pour rester à la traîne en matière de protection internationale des droits de la personne. Il en va de la cohérence entre les paroles et les actes, il en va de la crédibilité de ce pays au sein des instances internationales et dans ses interventions pour la défense des droits de la personne.

Sources

Cour suprême du Canada. 2007. Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta [6]
Gouvernement du Canada. 1867. Loi constitutionnelle de 1867. art. 91, 92 [4]
La Presse canadienne. 2016-05-03. Le Canada s’engage à respecter le protocole des Nations unies contre la torture. Les nouvelles de Radio-Canada : ici.radio-canada.ca/nouvelle/779249/canada-onu-torture-protocole-convention-stephane-dion-justin-trudeau [1]
Lemonde, Lucie et Desrosiers, Julie. 2002. Le droit à un recours effectif lors de la violation des droits fondamentaux des mineurs privés de liberté. Revue du Barreau, t. 62, no 1, p. 211-212 : www.barreau.qc.ca/pdf/publications/revue/2002-tome-62-1-p205.pdf [5]
Nations unies. 1969. Convention de Vienne sur le droit des traités. RTNU, eev. le 27 janvier 1980, art. 27 [8]
Nations unies. 2003. Protocole facultatif à la Convention contre la torture et autres peines ou traitement cruels inhumains et dégradants. RTNU, eev. le 22 juin 2006, art. 1-4 [2]
Parlement du Canada. 2008. Le processus de conclusion des traités au Canada. Publications de recherche de la bibliothèque du parlement : www.bdp.parl.gc.ca/Content/LOP/ResearchPublications/2008-45-f.htm?cat=government#a2 [7]
Pelletier, Réjean et Tremblay, Manon. 2009. Le parlementarisme canadien. Les Presses de l’Université Laval, p. 41-85 [3] et 137-148 [10]
Van Ert, G. 2002. Using international Law in Canadian Courts. La Haye, Kluwer Law International, p.179, cité dans LaViolette, Nicole. 2004. La loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et la définition internationale de la torture. Dans R.G.D. 34, p. 594 [9]