Il suffisait qu’enfin on ouvre les portes du Centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) Herron, situé à Dorval, au Québec, pour découvrir que non seulement le coronavirus s’y était infiltré, causant la mort de plus de trente personnes âgées en perte d’autonomie, comme dans plusieurs autres centres, mais que la négligence y était installée depuis longtemps. Les chroniqueurs dans les journaux se sont emparés de cette histoire pour incriminer le centre Herron, qui fait déjà l’objet d’une enquête policière, le qualifiant de « mouroir » où l’on « martyrise » les « vieux » [1].

À la lumière des reportages parus dans les médias, le CHSLD Herron est dépeint comme un centre privé et non conventionné, géré par un propriétaire douteux en raison de son passé criminel [2] et souffrant d’un manque criant de personnel. Le CHSLD Herron n’est toutefois pas le seul à éprouver des difficultés. La problématique est malheureusement beaucoup plus vaste. Par exemple, l’émission J.E diffusée sur la chaîne TVA le 12 mars 2020 dénonce le cas de Marguerite Séguin, 99 ans, résidente d’un CHSLD qui a été gravement blessée à la suite d’un geste violent perpétré par une infirmière auxiliaire. Une plainte à la police a été déposée et l’infirmière auxiliaire est accusée de « voies de fait » ayant causé des « lésions corporelles ». Le reportage de J.E révèle aussi d’autres problèmes, notamment des patients oubliés dans leurs culottes d’incontinence durant des jours, un seul bain par semaine, parfois un bain aux deux semaines, de la nourriture infecte et inadaptée, l’oubli de médicaments, etc. [3]. Pourtant, tout cela était déjà connu, alors que les journaux couvrent cet état de fait depuis le régime d’austérité du gouvernement Couillard [4].

La crise de la COVID-19 aura eu au moins un bon côté, celui d’avoir révélé haut et fort, encore une fois, que des personnes vulnérables sont oubliées dans des conditions sanitaires inhumaines. Nous le verrons, la maltraitance en CHSLD existait bien avant que le coronavirus n’y entre. En effet, la majorité des décès causés par ce virus ont lieu dans des CHSLD, mettant encore plus en lumière la maltraitance et l’incompétence sanitaire qu’on peut y retrouver.

En réalité, cela fait plus de 30 ans que le gouvernement du Québec est au courant des abus portant atteinte à la dignité et à l’intégrité des personnes aînées [5] au point où, en 2003, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) se voit contraint d’adopter des orientations ministérielles visant à préserver cette dignité [6]. Ce n’est qu’en 2008 qu’on commence à parler de « maltraitance » comme d’une problématique contre laquelle il faut lutter [7]. En 2010, finalement, un plan d’action gouvernemental du MSSS parle aussi de « mauvais traitements », et on avance vers une définition de la maltraitance :

Il y a maltraitance quand un geste singulier ou répétitif, ou une absence d’action appropriée, se produit dans une relation où il devrait y avoir de la confiance, et que cela cause du tort ou de la détresse chez une personne aînée [8].

Cette définition restera gravée dans les rapports et législations des années suivantes. En 2013, la problématique de la maltraitance est abordée comme un problème de santé publique [9]. L’année suivante, la Protectrice du citoyen publie un rapport sur les conditions de vie dans les CHSLD, en se basant sur les 128 enquêtes réalisées au cours des cinq dernières années, portant sur 63 % des CHSLD du Québec. Elle souligne les iniquités concernant la tarification des établissements privés, le manque de places en établissements publics, l’organisation du travail générant parfois la violation des droits de la personne, de même que les lacunes en matière de prévention de la maltraitance, « qui ne permettent pas d’assurer une prestation de soins adéquate et sécuritaire » [10].

Année charnière : en 2017, la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité (nous la nommerons « loi contre la maltraitance ») est adoptée et appuyée par un Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées 2017-2022 [11]. Si on considère les mauvaises conditions de vie récemment mises au jour dans les CHSLD, ces instruments n’ont manifestement pas eu les résultats escomptés. Espérons que la crise actuelle accélérera les actions du gouvernement, qui se doit non seulement d’édicter des lois et des règles, mais aussi d’en faire un suivi afin de prévenir les traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou mauvais traitements. Comme ces derniers se produisent dans des établissements de soins, ils entrent dans le champ de la Convention contre la torture, d’autant plus que les personnes résidant en CHSLD sont particulièrement vulnérables, ce qui est un facteur clé pour l’interprétation des mauvais traitements.

Avant son adoption, le projet de loi contre la maltraitance avait fait l’objet de vives critiques de la part de divers organismes de la société civile. On lui reprochait notamment de ne pas protéger contre la maltraitance des personnes en situation de vulnérabilité qui vivent à domicile et qui ne reçoivent pas de services de santé ou de services sociaux. Aussi, on s’interrogeait sur les limites du secret professionnel. Mais surtout, le projet de loi ne prévoyait pas instituer un organe coercitif de surveillance [12]. Ces critiques n’ont pas réussi à faire modifier le projet de loi adopté quelques mois plus tard, outre la timide ouverture de la suspension du secret professionnel. Néanmoins, le plan d’action qui accompagne la loi la complète de manière exhaustive, pour qui veut se prévaloir de connaissances approfondies sur le sujet. On y traite par exemple des types de maltraitance (psychologique, physique, sexuelle, économique, matérielle ou financière), de l’âgisme comme forme de discrimination et, nouveauté après le plan d’action 2010-2015 [13], on y aborde la maltraitance organisationnelle. Cette dernière vise « toute situation préjudiciable créée ou tolérée par les procédures d’organisations […], qui compromet l’exercice des droits et libertés des personnes » [14].

Le plan d’action qui accompagne la loi contre la maltraitance aborde aussi un concept absent de ladite loi et qui a manifestement échappé aux gestionnaires des CHSLD : « La bientraitance vise le bien-être, le respect de la dignité, l’épanouissement, l’estime de soi, l’inclusion et la sécurité de la personne » [15].

Dans les faits, cette loi contre la maltraitance vise uniquement à ce que les établissements adoptent une politique interne contre la maltraitance. Cela inclut les CHSLD publics et privés, conventionnés ou non, de même que les organismes ou personnes auxquels ils recourent pour la prestation de soins et de services dont ils sont responsables (voir les articles 79, 83, 97 et 475 de la Loi sur la santé et les services sociaux et les articles 8 et 9 de la loi contre la maltraitance). Selon l’article 38, chacun de ces établissements devait, au plus tard le 30 novembre 2018, adopter et mettre en œuvre une politique pour lutter contre la maltraitance, et la réviser tous les cinq ans (art. 7). Il y aurait donc autant de politiques internes qu’il y a de CHSLD. Cela ne simplifie pas l’exercice d’une répression étatique sur les situations de maltraitance, grâce à un contrôle indépendant et des sanctions dissuasives, si nécessaire, chacune des politiques pouvant s’avérer différente.

Malgré la loi contre la maltraitance et son plan d’action, les bonnes pratiques ne sont manifestement pas mises en œuvre sur le terrain. Par exemple, en 2018-2019, les commissaires locaux enregistraient 866 dossiers de plaintes en un an. La situation est tellement désastreuse qu’on pouvait prévoir aussi des actions collectives intentées contre le gouvernement et contre des établissements [16] [17]. Heureusement, la loi contre la maltraitance doit être révisée par la ministre des Aînés, Marguerite Blais, à la fin mai de cette année. Souhaitons que celle-ci réussisse à y mettre beaucoup plus de mordant. En effet, la situation des CHSLD qui nous est révélée ces jours-ci sera une question qui, sans aucun doute, intéressera les Nations unies, par l’entremise de son rapporteur spécial sur la torture et du comité contre la torture. Voilà pourquoi l’ACAT suit de très près les actions que le gouvernement entreprendra pour prévenir la violation des droits des personnes aînées et vulnérables vivant en CHSLD.

À titre de coordonnatrice de l’ACAT, j’espère que toutes les formes de maltraitance, dans son sens large, au sein des CHSLD seront un jour abordées comme étant illégales, à l’instar des traitements cruels, inhumains et dégradants au sens de l’article 16 de la Convention contre la torture, ratifiée par le Canada en 1984. Le Canada doit respecter ses engagements internationaux. Il doit aussi cesser de fermer les yeux sur les problèmes des services de santé sous prétexte que ce n’est pas une compétence fédérale.

Pour le moment, laisser des résidents dans des culottes d’incontinence pleines durant des jours et leur servir une nourriture infecte ne sont pas des actes réprimés par le Code criminel ; seules les voies de fait causant des lésions corporelles, les voies de fait graves ou la négligence criminelle menaçant la vie peuvent être punies. La maltraitance devrait donc faire l’objet, non seulement de sanctions disciplinaires à l’endroit des personnes impliquées, en vertu d’une politique interne, mais également de peines dissuasives incriminant les autorités responsables, particulièrement la maltraitance organisationnelle qui atteint la dignité et l’intégrité des personnes, dans le silence et la honte. Par conséquent, je plaide pour une pénalisation sévère de toutes les formes de maltraitance, afin de voir enfin se réaliser la bientraitance.

Réflexion de Nancy Labonté, coordonnatrice

Sources

Bombardier, Denise. 2020. Martyriser les vieux. Dans Le Journal de Montréal. www.journaldemontreal.com/2020/04/14/martyriser-les-vieux [1]

Chaîne de télévision TVA. 2020. Émission « J.E » du 12 mars 2020. www.tvanouvelles.ca/emissions/je [3]

Chaire de recherche Antoine-Turmel. 2017. Mémoire de la chaire de recherche Antoine-Turmel sur la protection juridique des aînés. Projet de loi no 115. Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité. www.chaire-droits-aines.ulaval.ca/sites/chaire-droits-aines.ulaval.ca/files/memoire_pl115_chaire_antoine-turmel.pdf [12]

Chouinard, Tommy. 2019. Maltraitance envers les aînés : 866 dossiers en un an. Dans La Presse. www.lapresse.ca/actualites/sante/201910/13/01-5245299-maltraitance-envers-les-aines-866-dossiers-en-un-an.php [16]

Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), Gouvernement du Québec. 2013. Recherche de cas de maltraitance envers des personnes aînées par des professionnels de la santé et des services sociaux en première ligne. www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/1687_rechcasmaltraitpersaineesprofssspremiligne.pdf [9]

Larouche, Vincent. 2020. CHSLD Herron : le lourd passé criminel du président du Groupe Katasa. Dans La Presse. www.lapresse.ca/covid-19/202004/15/01-5269385-chsld-herron-le-lourd-passe-criminel-du-president-du-groupe-katasa.php [2]

Lecavalier, Charles. 2016. « L’austérité a fait mal ». Dans Le Journal de Québec. www.journaldequebec.com/2016/09/29/lausterite-a-fait-mal [4]

Messier, François. 2020. Le CHSLD Herron visé par une action collective de plus de 5 millions. Sur le site de Radio-Canada. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1694773/coronavirus-poursuite-negligence-mepris-katasa-schneider [17]

Ministère de la Famille – Secrétariat aux aînés, Gouvernement du Québec. 2017. Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées 2017-2022. publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/ainee/F-5212-MSSS-17.pdf [11] [14] [15]

Ministère de la Famille et des Aînés, Gouvernement du Québec. 2008. Rapport de la consultation publique sur les conditions de vie des aînés. publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/ainee/F-5149-MSSS.pdf [7]

Ministère de la Famille et des Aînés, Gouvernement du Québec. 2010. Plan d’action gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les personnes aînées 2010-2015. publications.msss.gouv.qc.ca/msss/document-002185/ [8] [13]

Ministère de la Santé et des Services sociaux, Gouvernement du Québec. 2003. Un milieu de vie de qualité pour les personnes hébergées en CHSLD : orientations ministérielles. publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2003/03-830-01.pdf [6]

Ministère de la Santé et des Services sociaux, Gouvernement du Québec. 1989. Vieillir… en toute liberté : rapport du comité sur les abus exercés à l’endroit des personnes âgées. 131 p. [5]

Protecteur du citoyen. 2014. Les conditions de vie des adultes hébergés en centre d’hébergement et de soins de longue durée – mandat d’initiative. Mémoire présenté à la Commission de la santé et des services sociaux. protecteurducitoyen.qc.ca/sites/default/files/pdf/Memoire_projet_de_loi/2014/2014-02-17_Memoire_conditions_vie_CHSLD.pdf [10]