Plongée dans le chaos absolu, la population afghane subit de nouveau le retour des talibans au pouvoir. Malgré le départ d’une partie de la population vers des terres d’accueil comme le Canada, des milliers d’Afghans n’ont pas eu cette chance. Menace devenue réalité, femmes et hommes se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un pays meurtri. Les enfants ne sont pas épargnés par la situation, qui les contraint à la mendicité et au travail forcé. Aussi, en raison de leur état de vulnérabilité, de jeunes garçons sont la cible d’hommes influents qui s’adonnent à une pratique culturelle pédophile appelée le bacha bazi

Depuis 20 ans, l’Afghanistan connaît une guerre sans précédent, et la reprise du territoire par les talibans laisse présager de nouvelles heures sombres. Dans cette actualité, la cause des femmes est largement couverte. Délivrées du fondamentalisme, elles avaient acquis de nouveaux droits, et ceux-ci sont aujourd’hui menacés par le retour du gouvernement taliban au pouvoir. Dans ce paysage chaotique, les enfants sont des victimes largement oubliées. Virginia Gamba, représentante spéciale du Secrétaire général pour les enfants et les conflits armés, rappelle à ce sujet que « l’Afghanistan reste l’un des endroits les plus dangereux pour un enfant qui veut vivre et grandir. Je suis consternée par la persistance et l’augmentation des niveaux élevés de violence subis par les enfants en Afghanistan, y compris ceux qui sont pris dans les combats » [1]. Les enfants constituent une population dont l’avenir est particulièrement inquiétant ; c’est le cas notamment des enfants de la tradition du bacha bazi.

Le bacha bazi (littéralement « jeu avec un garçon ») est une pratique culturelle pédophile qui met des garçons âgés entre 10 à 18 ans au service de personnes riches et influentes. Enlevés par des trafiquants ou vendus par des familles dans le besoin, les jeunes enfants se retrouvent aux mains de chefs de guerre, de commandants, de policiers et d’hommes politiques. Véritable marchandise, le garçon est dépersonnifié pour être transformé en femme. Maquillé et travesti, il est destiné à danser et à distraire les hommes qui le possèdent. En parallèle, ces enfants peuvent aussi exercer des fonctions de garde du corps ou de domestique [2]. Mais plus grave encore est le rôle d’objet sexuel que l’enfant est forcé à endosser. Effectivement, au service d’hommes de pouvoir, le garçon est rendu esclave de ses maîtres qui l’agressent sexuellement. L’horreur de ces agressions affecte inévitablement l’enfant, qui n’en est plus un. Comme l’énonce le journaliste Christian Stephen, les violences entraînent des « hémorragies internes/anales, un prolapsus rectal, une protrusion d’intestins, des os du bassin déplacés, des blessures à la gorge, des hémorragies internes importantes, une déchirure de la paroi rectale, ainsi que des blessures dues à la force pure de la coercition. Il s’agit notamment de membres et de doigts cassés, de fractures, de dents cassées, de coups sauvages, d’étranglement, d’asphyxie et, dans certains cas, de décès. » [3]

Alors que le pays condamne l’homosexualité, cette pratique coutumière, perçue comme un signe de pouvoir et de richesse, est largement répandue dans certaines régions comme les zones rurales pachtounes, dans le sud et l’est du pays, ainsi que dans les régions tadjikes du nord [4]. Interdite lorsque le gouvernement taliban était au pouvoir jusqu’en 2001, elle connaît une résurgence depuis quelques années. Les talibans eux-mêmes tirent profit de cette coutume afghane pour orchestrer des attaques. En effet, ils envoient auprès des forces afghanes des enfants utilisés dans le cadre du bacha bazi pour que ces derniers les assassinent ou les empoisonnent [5].

La tradition du bacha bazi représente une négation absolue des droits de l’enfant. L’exploitation sexuelle et les mauvais traitements qui sont au cœur de cette pratique constituent des violations des plus cruelles des droits humains, notamment au regard de la Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par l’Afghanistan. L’instrumentalisation de l’enfant tend à sa déshumanisation, et le respect de sa dignité humaine s’en trouve bafouée.

Récemment, le Conseil de sécurité des Nations unies a salué l’adoption en 2018 d’une loi sur la protection des droits de l’enfant condamnant la pratique du bacha bazi comme infraction dans le Code pénal afghan [6]. Néanmoins, l’impunité reste la plus totale. Plusieurs raisons empêchent la condamnation des responsables. Premièrement, comme l’explique l’ONG Hagar, la honte qui ronge les victimes d’abus sexuels est souvent un obstacle à leur identification [7]. De plus, les familles qui livrent leurs jeunes garçons comme marchandises préfèrent garder le silence, par peur de représailles de la part des responsables jouant de leur influence pour les intimider. Deuxièmement, les coupables se protègent derrière un système judiciaire corrompu et l’insuffisance de l’État de droit. Ainsi, sur les 36 entretiens avec des propriétaires pratiquant le bacha bazi menés par la Commission indépendante des droits de l’Homme en Afghanistan, 89 % affirment n’avoir jamais été traduits en justice [8]. Même dans les rares cas d’arrestations, les responsables sont rapidement libérés grâce à leurs contacts au sein des forces de police.

Dans un pays dépourvu de centre d’appui à la protection de l’enfance et de mécanismes d’intervention offrant une protection aux rescapés, le cauchemar perdure pour les victimes du bacha bazi. Devenus parias de la société, les survivants se réfugient dans la drogue et l’alcool, alors que d’autres n’ont d’autre choix que de ressortir à la prostitution [9]. En raison du manque de structures adéquates, les enfants victimes de violence peuvent se voir dirigés dans des centres de réhabilitation pour mineurs. Malgré tout, quelques ONG viennent en aide à cette population vulnérable. C’est le cas de l’Organisation internationale des migrations, qui dispose de quatre centres d’accueil sur le territoire [10].

Au Canada, l’organisation War Child a créé un programme d’assistance juridique et d’éducation communautaire dans le but de protéger les droits des jeunes garçons victimes du bacha bazi [11]. Les programmes de réadaptation permettent aux enfants de se familiariser de nouveau avec leur condition d’enfant et de reconstruire leur dignité humaine. Ces derniers jours, le gouvernement canadien a exprimé son soutien au peuple afghan en mettant en place un programme d’immigration spécial pour les ressortissants afghans et leurs familles. Ainsi, 20 000 Afghans sont attendus sur le territoire canadien [12]. Au-delà d’une aide matérielle, une aide psychologique est primordiale pour ces réfugiés. Parmi eux se trouvent éventuellement des victimes de bacha bazi, souffrant de blessures physiques et psychologiques singulières. Une attention spéciale par les services de l’immigration du Canada doit être assurée pour permettre une assistance adaptée.

En Afghanistan, l’enfant n’existe pas. Il est plutôt considéré comme une force de travail, un objet sexuel ou encore de la chair à canon. Plus forte que la loi, la tradition afghane du bacha bazi perpétue cette négation des droits de l’enfant. Des milliers de jeunes garçons ont été et sont encore concernés par cette pratique ancestrale. Aujourd’hui, l’inquiétude est d’autant plus grande pour l’avenir de ces enfants. Le retour d’un régime dictatorial et patriarcal des talibans ne laisse en effet que peu d’espoir de justice pour ces victimes et pour la disparition de cette coutume.

Réflexion d’Eva Pawlowski, stagiaire

Sources

Association Révolutionnaire des Femmes en Afghanistan. 2016. Afghanistan to investigate child sex slavery as Taliban exploit practice to launch insider attacks on police. www.rawa.org/temp/runews/2016/06/28/afghanistan-to-investigate-child-sex-slavery-as-taliban-exploit-practice-to-launch-insider-attacks-on-police.html [5]

Commission indépendante des droits de l’Homme en Afghanistan. 2014. Rapport sur les causes et conséquences du Bacha Bazi en Afghanistan. www.aihrc.org.af/home/research_report/3324 [2] [8]

Gouvernement du Canada. 2021. Soutien aux ressortissants afghans : À propos des programmes spéciaux. www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/services/refugies/afghanistan/mesures-speciales.html [12]

HAGAR international. 2013. Rapport « Forgotten No More: Male Child Trafficking In Afghanistan ». hagarinternational.org/wp-content/uploads/2018/04/Hagar-Research-Forgotten-No-More-Male-Child-Trafficking-in-Afghanistan.pdf [7] [10]

Le Soleil. 2016. La tradition afghane des jeunes esclaves sexuels. www.lesoleil.com/actualite/monde/la-tradition-afghane-des-jeunes-esclaves-sexuels-d20a8d616d0a5b3567a2536190acc2cf [4]

Londoño, Ernesto. 2012. Afghanistan sees rise in “dancing boys” exploitation. Washington Post. www.washingtonpost.com/world/asia_pacific/afganistans-dancing-boys-are-invisible-victims/2013/12/30/bb8e8a5a-7c2b-11e1-8f65-4cbb23028e62_story.html [9]

Secrétaire général des Nations unies. 2021. Rapport sur le sort des enfants dans le conflit armé en Afghanistanwww.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=S/2021/662&Lang=F [1] [6]

Stephen, Christian. 2015. Hand Covers Bruise: The Destruction of Afghanistan’s Boys. Ryot News. medium.com/ryot-news/hand-covers-bruise-the-destruction-of-afghanistan-s-boys-e4c6db2b7f7f [3]

War Child. 2019. Rapport « Ending bacha bazi ». www.warchild.ca/assets/documents/Ending-Bacha-Bazi.pdf [11]