Réflexion de Laïla Faivre.

L’article de Catherine Richardson dans Le Devoir en juin 2016 remet à l’ordre du jour la vulnérabilité des peuples autochtones et plus particulièrement la problématique des violences faites aux femmes et aux filles autochtones au Canada, identifiée par cette chercheuse autochtone comme une forme de violence politique [1].
Partout sur le territoire, les femmes autochtones ont été et sont encore maltraitées, violées et tuées. Selon un rapport de 2004 d’Amnistie internationale, elles sont trois fois plus à risque de violence que les autres Canadiennes et sont surreprésentées parmi les femmes disparues et assassinées dans tout le pays. Un tel constat n’est pas seulement le fait de la violence domestique, mais c’est aussi la conséquence d’un phénomène social bien plus complexe. En effet, la violence perpétrée contre les femmes prend de multiples formes et force est de constater que l’intersectionnalité de l’ethnie et du genre porte une double discrimination pour les femmes autochtones. En outre, un grand nombre de rapports et d’études sur la violence à l’égard des femmes autochtones abordent divers facteurs socioéconomiques, comme la pauvreté et l’itinérance, et revendiquent d’autres facteurs, notamment le racisme, le sexisme, le colonialisme et les séquelles laissées par les pensionnats [2].
La Déclaration des Nations Unies sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes classifie trois formes principales de violence contre les femmes : la violence dans la famille, la violence dans la communauté, et enfin la violence perpétrée ou tolérée par l’État. Toutefois, la complexité de la discrimination endémique dont sont victimes les femmes et filles autochtones révèle une autre sorte de violence que la chercheuse autochtone Catherine Richardson définit comme de la violence politique. Dans son analyse, cette notion est caractéristique d’une société dans laquelle des actes de violence ciblent un groupe particulier, sans  entraîner systématiquement la responsabilité des agresseurs. La clé de voûte de cette violence met en cause la responsabilité ou l’irresponsabilité de l’État. De manière concrète, on peut dire que la violence politique permet d’atteindre certains buts politiques et, pour ce faire, elle relève de l’accumulation de plusieurs éléments.
Le premier de ces éléments repose sur le caractère institutionnel de cette forme de violence politique qui se fonde sur les nombreux cas d’impunités des auteurs de crimes contre les femmes autochtones ainsi que sur l’irresponsabilité de l’État du fait de son désengagement face à certaines situations d’abus manifeste. Cette expression de l’impunité des agresseurs est caractéristique d’un système judiciaire qui n’est pas capable d’apporter la justice aux femmes victimes d’agression. Cela s’exprime également par l’attitude des forces de police qui exercent un pouvoir discrétionnaire conduisant parfois à des actes illégaux, par exemple en abusant des femmes autochtones ou encore, en ne prenant pas au sérieux leurs plaintes, disparitions et agressions [3]. Le deuxième élément, d’ordre socioculturel, émerge de la persistance des préjugés à l’encontre des femmes autochtones, allant jusqu’à ce qu’elles soient traitées comme des sous-citoyennes par le reste de la population. Elles sont, de ce fait, soumises à une discrimination systémique qui aboutit à une déshumanisation justifiant les actes de violence dont elles sont victimes. Le troisième élément, économique, se retrouve dans le maintien des femmes autochtones dans la pauvreté, en les excluant économiquement et en les éloignant d’emplois qui respectent la dignité humaine. Ce sont donc les effets de cette discrimination gangrenant la société et les institutions canadiennes qui acquièrent une signification politique, ce qui rejoint la définition de Harold L. Nieburg, communément utilisée pour définir la violence politique [5].
Face à la recrudescence des témoignages des victimes de ces abus et de l’investissement de nombreuses ONG, le gouvernement canadien a décidé de réagir en 2016 en ouvrant une enquête indépendante nationale ayant pour ambition de prévenir ces actes de violence. La commission d’enquête, composée de cinq commissaires issus des Premières Nations, marque un tournant majeur dans la reconnaissance par la nation d’un système social d’oppression enraciné depuis des décennies. Le mandat de cette commission est avant tout d’établir un examen systémique pour révéler les causes latentes qui contribuent à la manifestation de ces violences. Cet examen permettra d’identifier les causes latentes de ce phénomène pour ainsi prévenir ces abus, favoriser une réconciliation entre les femmes autochtones et la société canadienne et permettre de protéger les générations futures. L’enjeu est donc de taille, puisque cela met en évidence l’ampleur de cette violence politique qui requiert une prise de conscience collective, mais aussi un investissement gouvernemental pour éradiquer cette discrimination de longue date [6].
Depuis 2008, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes – institué par la Convention pour l’élimination de toutes formes de discrimination envers les femmes (CEDAW), ratifiée par le Canada en 1981 –, adresse régulièrement au Canada de nombreuses critiques pour son manque de réaction et de considération face aux violences faites aux femmes autochtones, ainsi que pour l’absence d’enquêtes approfondies. Le CEDAW, dans ses observations finales, a notamment soulevé l’absence de mesures adéquates et efficaces face à cette situation sur tout le territoire canadien, ainsi que le manque d’informations sur les mesures prises pour enquêter de telles infractions afin de poursuivre et sanctionner les responsables [7]. De plus, le Comité contre la torture dans ses observations, a demandé au gouvernement canadien d’élaborer des mesures visant à garantir l’ouverture sans délai d’enquêtes effectives et impartiales sur les disparitions et les meurtres de femmes et de filles autochtones et insiste également sur l’obligation qui incombe au Canada de poursuivre, condamner et punir les responsables de ces abus [8].
L’enquête indépendante semble, à première vue, répondre aux exigences des institutions internationales et peut-être d’une partie des attentes des familles des victimes. Cependant, l’ACAT Canada reste vigilante quant au mandat de cette enquête, dans lequel la question de l’impunité des auteurs de ces actes de violence, qu’ils soient des agents étatiques ou des civils, et le suivi des recommandations faites au gouvernement ne sont pas explicitement considérés. Cette interrogation fait suite au rapport publié par la Commission provinciale Oppal de 2012 qui montre que, malgré le grand nombre d’études et d’examens menés sur la question de la violence et de la discrimination contre les femmes et les jeunes filles autochtones, très peu de mesures concrètes ont été prises suite aux recommandations. Le caractère non coercitif de la Commission d’enquête nationale risque de manifester la persistance de l’impunité dont bénéficient de nombreux auteurs de ces abus, ainsi que l’irresponsabilité des autorités face à cette violation manifeste des droits des femmes. Le risque encouru est de sombrer dans une reconnaissance institutionnelle implicite d’un féminicide dirigé contre les femmes et filles autochtones ce qui confirmerait le constat qu’elles subissent une sorte de violence politique.

Sources

ACAT France. 2014. Fiche sur le Canada. Dans Un monde tortionnaire. http://www.unmondetortionnaire.com/Canada-345#lire  [3]
Affaires autochtones et du Nord Canada. 2016. À propos des Commissaires. https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1470141223313/1470141325236  [7]
Affaires autochtones et du Nord Canada. 2016. Contexte de l’enquête nationale. https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1470140972428/1470141043933  [2]
Comité contre la torture. 28 juillet 2014. Liste de points établie avant la soumission du septième rapport périodique du Canada, attendu en 2016. CAT/C/CAN/QPR/7. https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G14/096/13/PDF/G1409613.pdf?OpenElement [8]
Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes des Nations unies. 7 novembre 2008. Conclusion des observations du CEDAW : Canada. CEDAW /C/CAN/CO/7. http://www.equalityrights.org/cera//wp-content/uploads/2010/03/CEDAW-2008-COs1.pdf  [6]
Nieburg, Harold. 1969. Political Violence. The Behavioral Process. New York, St Martin’s Press, p.13. [5]
Richardson, Catherine. 21 juin 2016. Justice et sécurité pour les femmes autochtones. Dans Le Devoir. http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/473903/des-idees-en-revues-justice-et-securite-pour-les-femmes-autochtones   [1] [4]