Article de Danny Latour
Le droit international en matière des droits de la personne, et le droit international de manière générale reste méconnu par la société civile et même par les décideurs, en raison de sa complexité. Or, cette méconnaissance n’est pas à l’avantage de l’évolution de la situation des droits de la personne.
Cet article a pour but de vous éclairer quant à l’état du droit international et d’attirer votre attention sur une affaire trop souvent oubliée, le jugement Furundžija. Celui-ci a considérablement contribué à l’évolution des droits de la personne en consacrant un champ d’application universel de l’interdiction de la torture.
Tout d’abord, il est important de saisir un des concepts les plus controversés du droit international, si ce n’est le plus controversé : c’est qu’il n’y a pas de force supérieure aux États capable d’assurer l’application du droit international de manière coercitive, juste et sans distinction. De ce fait, de nombreux praticiens du domaine affirment, non sans raison valables, que le droit international est un droit consensuel : c’est-à-dire que les États n’ont d’obligations à respecter que celles dont ils se sont expressément engagés à respecter. Et retenez que cette affirmation n’est pas complètement fermée, nous y reviendrons.
Si d’une part le droit international s’applique consensuellement, il est tout à fait légitime de se demander comment un droit qui n’a pas de police peut exister. Cela nous amène, d’autre part, au fonctionnement du système international, c’est-à-dire l’ensemble des acteurs et des règles régissant ou influençant les interactions entre les sujets du droit international : les États et les Organisations internationales. Actuellement, c’est la pression politique et juridique des États et des institutions à vocation internationale qui assurent la pérennité et le respect du droit international par ses sujets. De plus, et malgré sa quasi-absence des textes internationaux, la société civile conserve un impact important sur l’application de ce droit grâce aux pressions qu’elle exerce sur son gouvernement et les gouvernements étrangers, que ce soit à travers la participation démocratique ou au sein de mouvements sociaux.
Revenons à cette ouverture quant à l’essence du droit international. En effet, si l’on considère que le droit international est consensuel; cette vision s’est tranquillement effritée à travers les années en raison de l’apparition de nombreux conflits internationaux. Ces conflits ont mené, et vous me direz, avec l’accord des États, à la création de nombreux tribunaux internationaux. On peut historiquement en dénombrer quelques-uns, dont le Tribunal de Nuremberg, le Tribunal de Tokyo, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), la Cour pénale internationale (CPI), la Cour internationale de justice (CIJ), etc.
Comme c’est le cas au sein du droit interne aux États (ex. le droit canadien), la jurisprudence des tribunaux internationaux (les décisions et leurs impacts sur le droit) est reconnue comme une source du droit [Voir l’article 38d) du Statut de la Cour internationale de justice : http://www.icj-cij.org/documents/index.php?p1=4&p2=2&p3=0 ]. De ce fait, si les tribunaux peuvent interpréter le droit, lui donner un sens et, à la limite, participer à sa construction, ils ont à l’occasion influencé le droit international dans des directions qui n’étaient pas nécessairement entérinées par les États qui leur avaient donné naissance et légitimité. Cette situation effrite la notion de droit consensuel en y intégrant des notions plus progressistes.
Ce qui intéresse particulièrement les ACAT et leurs membres se trouve dans un jugement du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), l’Arrêt Furundžija, rendu suite aux terribles crimes de guerres et crimes contre l’humanité qui ont été commis à la fin du XXe siècle et qui ont mené à l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie. En effet, ce jugement se démarque en ce qu’il proclame non seulement une définition internationale de la torture, mais aussi une obligation impérative opposable à tous (universelle). En effet, avant ce jugement daté du 10 décembre 1998, il n’existait pas une définition officielle et reconnue par tous les États de ce qu’est un acte de torture autre que celle contenue dans la Convention contre la torture qui n’était valable que pour les États l’ayant ratifié. Le TPIY y va ainsi :
Un acte de torture est « le fait d’infliger intentionnellement par un acte ou une omission, une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, aux fins d’obtenir des renseignements ou des aveux, ou de punir, intimider, humilier ou contraindre la victime ou une tierce personne ou de les discriminer pour quelque raison que ce soit»
[Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Prononcé du Jugement dans l’affaire Le Procureur contre Anto Furundžija, La Haye, 10 décembre 1998 : http://www.icty.org/x/cases/furundzija/tjug/fr/981210.pdf ].
Le TPIY précise, de plus, que pour que la responsabilité internationale d’un État soit reconnue, l’acte doit avoir été commis par ou sous l’ordre d’un agent officiel dudit État. Mais l’action du tribunal ne s’arrête pas là, car il consacre l’interdiction de la torture comme une règle impérative de droit international (jus cogens), c’est-à-dire une règle tellement fondamentale par sa nature que si elle n’est pas respectée elle remet en question l’intégrité et l’existence même du droit international. Cette consécration est innovante en ce sens où elle établit que l’interdiction de la torture n’est plus seulement limitée aux États ayant ratifié la Convention contre la torture, mais à tous les États de la planète.
Vous aurez deviné que ce jugement a fait couler beaucoup d’encre, tant chez ses défenseurs que chez ses détracteurs, mais une constante se dégage aujourd’hui: c’est le silence des États, comme si pour une raison obscure on avait mis de côté ce jugement et ses implications juridiques. Peut-être parce qu’il opposait aux États une conduite sans leur consentement préalable et qu’ils n’étaient pas prêts à entériner.
Malgré les espoirs de la société civile pour plus de progrès, la réalité montre que l’évolution des droits de la personne progresse trop souvent à la suite de conflits ou de catastrophes humaines. Ainsi, il est à prévoir pour les prochaines années que la prolifération des conflits internationaux et les efforts des acteurs internationaux souligneront d’autant plus la problématique de la torture. Il revient aux États et aux membres de la société civile d’assurer l’application du jugement Furundžija, afin de permettre la protection des populations vulnérables et de préserver la dignité des tortionnaires.
Bibliographie :
Cour internationale de justice (CIJ). Statut de la Cour internationale de Justice, en ligne : http://www.icj-cij.org/documents/index.php?p1=4&p2=2&p3=0&lang=fr
Daillier, Patrick; Forteau, Mathias; Pellet, Allain. Droit international public, 8e édition, LGDJ Lextenso éditions, Paris, 2009, 1709 pages.
Organisation des nations unies (ONU). Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. New York, 10 décembre 1984, entrée en vigueur le 26 juin 1987, en ligne : http://www.ohchr.org/FR/Pages/WelcomePage.aspx
Paquin, Stéphane; Deschênes, Danny. Introduction aux relations internationales – Théories, pratiques et enjeux, Chenelière éducation, Montréal, 2009, 406 pages.
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Prononcé du Jugement dans l’affaire Le Procureur contre Anto Furundžija, La Haye, 10 décembre 1998, en ligne : http://www.icty.org/x/cases/furundzija/tjug/fr/981210.pdf