Une réflexion de Jean Fahmy **
Les chrétiens d’Orient font, depuis quelque temps, les manchettes. Il s’agit essentiellement des chrétiens arabophones, c’est-à-dire ceux du Proche-Orient (Irak, Syrie, Liban, Israël, Palestine et Jordanie) et d’Égypte.
Pourquoi devrions-nous nous intéresser, aujourd’hui, au destin de ces communautés chrétiennes? La réponse est évidente. Un texte la résume fort bien. Il s’agit d’une lettre adressée aux chrétiens d’Orient:
«Chers frères et sœurs, qui avec courage rendez témoignage à Jésus en votre terre bénie par le Seigneur, notre consolation et notre espérance c’est le Christ lui-même. Je vous encourage donc à rester attachés à Lui, comme les sarments à la vigne, certains que ni la tribulation, ni l’angoisse, ni la persécution ne peuvent vous séparer de Lui (cf. Rm 8, 35)»
L’auteur de cette exhortation aux chrétiens d’Orient? C’est le pape François lui-même, qui leur écrivait une longue lettre à la veille de Noel 2014.
Persécution, a écrit le pape! Le mot est sans équivoque. Les chrétiens d’Orient ne sont pas seulement les victimes des circonstances politiques ou des enjeux de la géostratégie. Ils sont ciblés par certains groupes intégristes, nommément, spécifiquement, comme le dit François plus loin, «pour le seul fait d’être chrétiens».
Or, le sort des chrétiens d’Orient, et leur existence même, sont souvent ignorés de la grande majorité des Occidentaux. Leur tragique situation est non seulement ignorée, mais même souvent traitée avec une tranquille indifférence, sinon un haussement d’épaules.
Pour de nombreux Occidentaux, ‘Arabe’ et ‘chrétien’ semblaient jusqu’à récemment un amalgame incongru. Mais les actualités ne nous permettent plus le confort de l’ignorance. Nous assistons, en direct, à la persécution de certains d’entre eux, quelquefois terrible.
Les chrétiens arabes prient aujourd’hui dans des langues dont certaines remontent au temps de Jésus et des apôtres. Ils sont enracinés dans leurs pays depuis deux millénaires.
Faut-il rappeler que Jésus est né, a vécu et est mort au Moyen-Orient ? Faut-il rappeler que Pierre, et Paul, et Jacques, et tous les autres, étaient des «Moyen-Orientaux», pour reprendre notre terminologie d’aujourd’hui ?
Voyons donc : si nous devions utiliser le vocabulaire actuel, saint Augustin et saint Cyprien seraient tunisiens. Saint Athanase, saint Cyrille, saint Pacôme, sainte Catherine d’Alexandrie, saint Antoine le Grand, saint Paul l’Ermite seraient «coptes». Saint Ignace d’Antioche, saint Jean Chrysostome, saint Jean Damascène seraient «syriens». Saint Basile le Grand serait «turc».
Un millénaire et demi plus tard, le christianisme d’Orient est acculé dans ses derniers retranchements. Que s’est-il donc passé?
Une image, sur nos écrans de télévision, est bouleversante: une longue file d’hommes habillés de combinaisons orange défile lentement sur une plage calme. Ces hommes sont menottés. Ils sont conduits par des silhouettes masquées. Un des hommes en orange gémit en arabe : «Jésus, ô Jésus, aide-moi», avant d’être réduit au silence. Puis les hommes masqués brandissent des couteaux et commencent à décapiter systématiquement leurs captifs. Et, pendant que le chef des hommes masqués menace Rome et les infidèles d’un sort pareil, la scène se termine sur une image macabre : toutes les têtes séparées du tronc des victimes sont placées sur leur dos, les yeux grands ouverts devant la mer soudain rouge de sang.
La décapitation de ces 21 Coptes sur une plage libyenne par des affiliés de l’État islamique, au début de 2015 n’est qu’un des épisodes du sort de nombreuses communautés chrétiennes d’Orient depuis plus de cinquante ans. Résumons, en quelques grandes tendances, ce qui leur arrive :
• De nombreux monastères et églises, dont certains remontent aux premiers temps de l’Église, sont détruits ou incendiées, et pas seulement dans les territoires saisis par l’État islamique;
• Des maisons et des commerces appartenant à des chrétiens sont également détruits et les habitants de certains villages ou de certaines régions sont obligés de quitter leurs terres ancestrales par peur pour leur sécurité ; précisons que 25% des réfugiés syriens dans le monde sont chrétiens, ce qui représente de cinq à huit fois leur proportion dans la population;
• Des adolescentes sont régulièrement kidnappées, converties de force à l’islam et mariées à de parfaits inconnus;
• Les conversions au christianisme sont frappées d’interdit et peuvent mener à des peines sévères;
• Les chrétiens jouent de moins en moins de rôles importants dans les institutions des divers États; ils sont écartés de nombreux centres de pouvoir;
• Pour certains mouvements fondamentalismes extrémistes, tels les salafistes par exemple, l’existence de chrétiens au sein d’une société musulmane est un anachronisme qu’il faut faire disparaître.
Par ailleurs, de larges segments des musulmans d’Orient sont consternés par la tournure des événements et s’allient à leurs voisins chrétiens pour lutter contre l’influence délétère des Frères musulmans ou des salafistes. Certains leaders aussi s’expriment fortement contre cette barbarie, que quelques chiffres illustreront mieux que mille discours.
En l’an 2000, on estimait que les chrétiens d’Irak étaient au nombre de 1,3 million environ.
Combien sont-ils aujourd’hui, ces chrétiens jadis évangélisés par saint Thomas et saint Jacques? Ils sont peut-être 300 000. À peine 20% de leur nombre il y a 15 ans.
Dans le pays voisin, en Syrie, les chrétiens représentaient en 1970 de 8 à 10% de la population de la population. Dans le tragique effondrement de leur pays, combien sont ces chrétiens jadis évangélisés par saint Pierre et saint Paul? 2%? 3% 4%? Nous le saurons avec précision quand cette tragédie cessera.
Et en Terre sainte, la terre où Jésus a vécu, a prêché l’Évangile et est mort? Laminés entre les Palestiniens musulmans et les Israéliens qui veulent un État exclusivement juif, les Palestiniens chrétiens émigrent en masse; dans la Palestine historique (Israël et les Territoires occupés), ils représentaient, au début du 20e siècle, environ 20% de la population du territoire ; aujourd’hui, ils sont moins de 2 %. Et cet exode fait sûrement l’affaire des extrémistes parmi les colons israéliens.
La situation dans la Palestine historique est pleine de paradoxes. Bethléem, la ville qui a vu naître le Christ, avait une population chrétienne de 62% il y a quelque quarante ans. Aujourd’hui, elle n’est que de 15%. Plus significatif encore, il y avait dans la Ville sainte, à la création de l’État d’Israël, 50 000 chrétiens. Ils ne sont plus que 5 000, et leur nombre diminue tous les jours, permettant ainsi l’émergence d’une Jérusalem de plus en plus juive, selon le souhait des autorités israéliennes.
Dans l’indifférence, nous risquons de voir disparaître, pour la première fois dans l’histoire, pour la première fois en vingt siècles, toute présence chrétienne en Terre sainte.
Et, pendant que les chrétiens d’Orient se débattent dans l’angoisse devant les difficultés qui s’accumulent sur leurs routes, que peuvent faire les autres chrétiens, partout dans le monde, et notamment en Occident, pour leur venir en aide?
Les croyants peuvent tout d’abord prier, prier encore, prier toujours pour leurs frères et sœurs dans l’épreuve.
Ils peuvent diffuser, dans tous les milieux, cette information, afin de lever le voile d’ignorance ou d’indifférence qui continue d’être jeté sur le sort de ces minorités.
Ils peuvent également les aider matériellement, quand des organismes sérieux les sollicitent à cet égard.
Mais cette question ne relève pas seulement des chrétiens. Elle doit interpeller tous les hommes et les femmes de bonne volonté, partout dans le monde. Car, au-delà de la dimension religieuse, le sort des chrétiens d’Orient est manifestement une question de défense des droits de la personne. Et si l’on est un défenseur de ces droits, le sort des chrétiens du Moyen-Orient est aussi digne d’intérêt et de compassion que l’est celui des minorités opprimées ailleurs.
**Jean Mohsen FAHMY vient de publier un essai : Chrétiens d’Orient, le courage et la foi (Éditions Médiaspaul, Montréal et Paris, 2015)