Réflexion de Guy Aurenche*.

Le retour de la barbarie ?

Le XXIe siècle risque de tourner à la barbarie si nos sociétés ne favorisent pas un développement humain. Nous sommes prévenus :

« La méconnaissance des droits de l’homme a conduit à des actes de barbarie » ! [1]

En 1948, l’humanité venait de connaître l’une des pires périodes de son histoire : près de 60 millions de morts, les camps de la mort, l’usage de la bombe atomique… Pour éviter que cela ne recommence, elle proposa aux nations du monde entier de se mettre d’accord sur une Déclaration qui représenterait une base minimale pour assurer au moins la survie de tous. Cet « idéal à atteindre » repose sur « l’acte de foi en la valeur et la dignité de la personne humaine » [1].  De là découle la reconnaissance de droits et devoirs qui s’imposent à tous. Une méthode était alors proposée pour la mise en œuvre : la solidarité entre tous les acteurs de la société mondiale.
Ce programme, complété depuis par de nombreux autres textes, énumère les droits civils et politiques qui rassemblent les grandes libertés et l’exercice de la responsabilité des citoyens. Les droits économiques, sociaux et culturels viennent ensuite : alimentation, santé, travail, culture….

Les droits économiques, sociaux et culturels

Cette proposition de Déclaration universelle des droits de l’homme est faite à « tous les organes de la société qui doivent agir dans un esprit de fraternité ». Cela ne suffit pas, et de nombreux mécanismes de contrôle, voire de sanction furent instaurés… mais très inégalement mis en œuvre !
Il faut le reconnaître :  les droits économiques, sociaux et culturels ne sont pas pris au sérieux. Les inégalités grandissent. Près de 1200 morts dans l’effondrement de l’atelier du Rana Plaza (2013 Bangladesh), des millions de familles chassées de leur terre par l’agriculture industrielle, des milliards de dollars volés aux populations par l’évasion fiscale, la torture contre ceux qui dénoncent l’inhumanité de certaines conditions de travail…
Plusieurs textes internationaux visent le développement, mais la dynamique des droits humains n’a pas vraiment pris sa place dans le domaine du développement économique.

Les droits humains en débat

Ils sont parfois présentés comme un remède capable de sortir l’humanité de la misère. Il s’agit là d’une mauvaise interprétation. Les textes ne proposent pas de solutions, mais des principes à partir desquels les solutions peuvent être construites. Il convient ensuite de tenir compte des réalités locales, du niveau de richesse et des possibilités d’action. Les droits humains ne relèvent pas du miracle. Ils peuvent inspirer des stratégies de développement juste.
Ils ne sont pas davantage figés et peuvent évoluer. Ainsi en est-il du domaine de l’écologie, du respect de la Terre et du maintien des nécessaires équilibres environnementaux.
Sont-ils une idéologie que les nations riches et occidentales imposeraient au reste du monde ? Certes ils ont été formulés dans cet univers. Aujourd’hui, j’atteste que les « résistants » du monde entier, s’ils souhaitent compléter la liste des droits ainsi que les mécanismes de contrôle, s’appuient sur eux pour défendre leurs revendications.

Au nom de la parole donnée

Ces textes ont été signés par les États, même s’ils comptaient bien ne pas les respecter. Il est donc possible d’en exiger l’application au nom du principe du respect de la parole donnée.
Les gouvernants ont bien conscience des engagements qu’entraîne la signature de textes relatifs aux droits humains. Ils craignent d’être pris en flagrant délit de mensonge !
Lors de la réunion de la COP 21 à Paris en décembre 2015, la société civile voulut insérer dans la déclaration finale la mention du droit à l’alimentation et ses conséquences dans le domaine du respect de l’environnement. Les États s’y opposèrent et n’acceptèrent qu’une vague mention de ce droit, pourtant essentiel, dans une introduction non contraignante. Les gouvernants craignaient de voir leur responsabilité engagée s’il était fait référence à un droit humain !

Des valeurs communes ?

La dynamique des droits humains, avec toutes ses limites, représente la seule base obligatoire « commune » à partir de laquelle les nations du monde peuvent se mettre d’accord pour « ajuster » leurs actions vers davantage de justice et d’humanité. Sans cette référence commune, comment espérer établir un dialogue pour plus de coopération ?
Pendant plusieurs décennies l’on a cru que le progrès technique, le libre marché et la croissance économique suffiraient à établir un peu plus de justice et d’égalité. S’il ne faut pas méconnaître les progrès accomplis dans ces domaines, l’on doit constater que cela ne suffit pas.
Comment passer d’une approche quantitative (le profit maximal) à une approche qualitative (la dignité), alors que la communauté humaine ne sait à quelles valeurs s’ajuster ? La mondialisation, la financiarisation de toutes les relations brouillent les repères fondamentaux. Les pouvoirs politiques ont largement perdu de leur efficacité au profit des grandes entreprises multinationales qui imposent leur loi. Le seul horizon proposé est celui du gain maximal, en espérant que les plus pauvres qui représentent près de 2 milliards d’êtres humains, en percevront quelques miettes.
Près de 40% des conflits de la planète sont liés à la recherche des ressources naturelles et minières, ainsi qu’à la maitrise de l’eau. Par exemple en République Démocratique du Congo, l’exploitation des ressources minières déstabilise des régions entières. Au cœur de ces affrontements, les habitants restent sans recours face aux violences et au pillage des minerais – cela sans évoquer la pollution de l’eau, de l’air et des sols par l’utilisation de produits chimiques lors de l’exploitation « sauvage » ! Il en est de même dans de nombreux pays d’Amérique latine. L’Europe, devant tant d’abus, a proposé une réglementation de l’exploitation des « minerais du sang » ! Vraiment l’économie est-elle encore au service de la personne humaine ?

La dignité au cœur des traités économiques mondiaux

Sans référence aux droits humains, il est bien difficile d’introduire la dignité au cœur des activités économiques nationales ou mondiales. Ainsi l’Organisation mondiale du commerce a-t-elle longtemps résisté avant d’introduire dans ses critères de « jugement » ou dans ses propositions d’accords commerciaux, le respect de clauses sociales, c’est-à-dire de la dignité des travailleurs et des droits sociaux. Aujourd’hui encore, il n’existe pas de clauses contraignantes à ce sujet, alors que les clauses commerciales sont obligatoires et passibles de sanction.
L’accord Transpacifique (TPP) signé le 4 février 2016 et soumis aujourd’hui à la ratification de plusieurs pays des continents américain et asiatique comporte quelques obligations de respecter des standards minimaux dans le domaine du travail et de l’environnement … mais le nouveau président des USA envisage de le dénoncer !
Le projet de traité transatlantique de libre-échange (TTIP ou TAFTA) qui fait l’objet d’âpres discussions comporte un volet social et environnemental, mais ce sont les seuls chapitres du projet qui n’ont pas de caractère contraignant ! Tout dépend de la bonne volonté des entreprises.
Le Parlement européen a voté une résolution le 25 octobre 2016 : « Le respect intégral des droits de l’homme dans la chaine de production est fondamental et n’est pas simplement une question de choix pour le consommateur ». Il s’agit de créer un « label » attestant du respect des droits humains, assorti d’un organe de suivi indépendant, régi par des règles strictes et doté de pouvoir d’inspection. Son rôle serait de vérifier et de certifier qu’aucune violation n’a été commise lors des différentes étapes de la chaîne de production des produits concernés.
D’une manière plus générale, la dynamique des droits humains peut influer sur le développement en faisant inscrire dans les projets nationaux, continentaux ou mondiaux l’obligation de rendre toutes les clauses sociales et environnementales contraignantes, susceptibles de déclencher la saisie d’organe de contrôle. Dans le même esprit, il convient d’ajouter des clauses obligatoires concernant la lutte contre l’évasion fiscale et la corruption.

Les droits culturels au cœur du développement

Enfin la logique des droits humains suggère de prévoir qu’avant toute initiative industrielle ou agricole de grande ampleur, une obligation de consultation participative de tous les acteurs s’impose. Une évaluation sérieuse des impacts sociaux et environnementaux des projets devrait être réalisée préalablement.
Le développement ne peut se réduire à la production matérielle. Il comporte de nombreux aspects culturels. Là encore, les droits humains peuvent jouer un rôle bénéfique. Ils exigent d’une manière indivisible le respect de tous les droits, y compris ceux de participation des citoyens/nes. Le développement ne sera durable que si les cultures, les manières de vivre des peuples concernés sont effectivement prises en compte.
La société civile joue alors un rôle déterminant en formant des animateurs compétents et en diffusant l’information auprès de la population. Si son pouvoir reste faible face à celui de certaines entreprises multinationales, il n’est pas négligeable.
La référence aux droits humains ne fera pas de miracle. Elle fixe un cap obligatoire puisque juridiquement énoncé et invite les autorités à créer des organes de contrôle. Chaque citoyen/ne est investi d’un droit, d’un devoir de contribuer au développement juste. C’est possible !

Source

Nations Unies. 1948. Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme. [1]


* Guy Aurenche a été président de la FIACAT et du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre solidaire). Il est aussi l’auteur de La solidarité j’y crois (Bayard) et de Justice sur la terre comme au ciel (Salvator)