Notes pour une communication lors de la rencontre du CA de l’ACAT, 23 mai 2015.

Je ne sais pas ce qui m’a valu d’être invité à offrir mes réflexions sur l’œuvre de l’ACAT Canada. Je ne suis pas un membre fidèle de cette organisation. J’ai payé mon membership, pas toujours, mais souvent, et je n’assiste pas aux réunions. J’avais l’impression — peut-être à tort — que l’ACAT était un cercle pieux. Un cercle pieux, qu’est-ce que c’est? C’est un groupe où on suppose que les problèmes de société peuvent être résolus si tous les individus qui y participent deviennent plus charitables, plus généreux et plus saints. On pense que le mal, la violence et la répression… sont des événements produits par la méchanceté des individus. C’est pour cela que le cercle pieux prie pour la conversion des individus à l’amour et à la justice, sans analyser les conditions historiques qui ont généré les problèmes et qui poussent certains groupes à l’action violente.

La torture et l’analyse sociale

Je me souviens de ma participation à une grande manifestation contre la peine de mort à Montréal en octobre 2004. Cet événement était appuyé par plusieurs organisations pour la paix et contre la violence, quelques-unes venant même de France. Moi, je me trouvais entouré par des membres de l’ACAT Canada. Notre conversation m’a convaincu que ces gens n’étaient pas politisés; ils s’opposaient à la peine de mort, sans se demander si cette peine était imposée par une cour légitime comme punition pour un grand crime, ou si la peine de mort faisait partie d’une politique de violence adoptée par un État pour dominer le peuple. Même si on est contre la peine de mort, il faut faire une distinction morale entre l’exécution des criminels de guerre (je pense à la Cour de Nuremberg) et l’exécution d’individus décrétée par un État pour des raisons de domination.
Certaines personnes s’opposent à la peine de mort, mais restent indifférentes aux grandes injustices sociales. On a donc besoin d’une analyse permettant de situer la peine de mort et  la torture dans la politique d’un État. Certaines gens dénoncent passionnément le terrorisme commis par des individus et par de petits  groupes, tout en restant aveugles devant le terrorisme d’État. Il faut donc toujours faire de l’analyse.
Aujourd’hui, pour des raisons idéologiques, on ne parle plus du terrorisme d’État. Il est donc utile de se souvenir de la terreur d’État à la fin de la Révolution française et de la terreur d’État initiée par Hitler en 1933, après sa nomination comme chancelier de l’Allemagne. Par cette terreur, Hitler voulait se libérer de ses adversaires et créer une atmosphère de peur ne permettant plus à qui que ce soit d’oser critiquer son gouvernement. Aujourd’hui on ne parle que du terrorisme d’individus et de groupes non étatiques, et, presque jamais de terrorisme d’État.
La torture et bien d’autres violations des droits humains font souvent partie d’une politique de contrôle et de domination. Les évêques latino-américains réunis à Medellín en 1968 ont appelé cette politique  « la violence institutionnelle ». Pour eux, cette violence est toujours la première, suivie souvent par la seconde,  « la violence révolutionnaire. » Cette dernière est provoquée par la violence d’État. Cette analyse des évêques latino-américains révèle qu’ils ont écouté les théologiens de la libération.
Cette analyse soulève aussi une question souvent débattue dans l’organisation Amnesty International. a) Un point de vue appuie la neutralité politique d’Amnesty. En condamnant les violations des droits humains dans les pays capitalistes et dans les pays socialistes, dans les empires colonisateurs et par les peuples colonisés, en Israël et en Palestine occupée, Amnesty reste politiquement neutre. b) L’autre point de vue est le suivant: si on inclut dans la définition des droits humains les droits socio-économiques présents dans la Déclaration universelle de l’ONU, la défense des droits humains implique une critique du capitalisme et prend un caractère politique. Il faut s’opposer, par exemple, à la politique d’un gouvernement qui appuie la production des fruits et des fleurs pour l’exportation, empêchant ainsi la production de la nourriture pour la population de la région. Parmi les conditions inhumaines imposées à une population, la famine est peut-être la plus dévastatrice.  Le leadership actuel d’Amnesty International semble avoir pris un tournant vers la gauche.
Peut-être que mon jugement antérieur à l’égard de l’ACAT Canada était injuste. Quand je regarde le site web de l’ACAT France, je vois que c’est une grande organisation avec des ressources considérables qui offre à ses participants des analyses politiques et cherche à éclairer ce qui se passe dans le monde. L’ACAT France n’est pas un cercle pieux.
Je veux vous dire que j’ai été impressionné par le bulletin tout récent de l’ACAT Canada  avec des articles intéressants. On y rapporte la répression expérimentée par des promoteurs courageux des droits humains dans plusieurs pays du Sud et, ce qui est plus important encore, on y accuse le gouvernement du Canada de ne pas s’opposer fermement à l’utilisation de la torture.

L’action chrétienne dans la société sécularisée

L’article de Normand Breault paru dans Sentiers de foi en 2008 et reproduit dans le Bulletin de l’ACAT de juin 2015 pose la question: dans nos sociétés sécularisées, les chrétiens engagés devraient-ils lutter pour des réformes sociales dans des organisations chrétiennes ou se joindre à des mouvements  laïcs?  Dans ce dernier cas, les chrétiens restent motivés par leur foi en l’Évangile, mais ils n’en parlent pas en public, ne voulant pas créer de divisions dans le mouvement. Ils ont quand même le besoin de nourrir leur foi et d’être appuyés par une communauté croyante. Je vous donne l’exemple des Journées sociales, fondées au Québec en 1991; il s’agit d’une organisation de catholiques actifs dans des groupes laïques qui aide ces derniers à approfondir leur foi et à mieux comprendre l’appel de l’Évangile. Les Journées sociales du Québec ne sont donc pas un groupe d’action engagé dans une lutte sociale; c’est plutôt un lieu de réflexion et de célébration, menant les participants à s’engager  de plein cœur dans la cause politique ou sociale qu’ils ont choisie.
Cette question se pose à Pax Christi Québec, une petite organisation d’origine assez récente. Les membres devraient-ils participer à Échec à la guerre ou à d’autres mouvements pour la paix, et faire de Pax Christi Québec une petite communauté qui fortifie leur foi, nourrit leur vie spirituelle et leur fait découvrir les exigences sociales et politiques de l’Évangile. La même question se pose pour l’ACAT Canada.
Il y a de bons arguments des deux côtés. Les grandes organisations comme Amnesty International sont plus efficaces, représentant des millions de citoyens à travers le monde et ayant une forte voix entendue par les gouvernements. Les grandes organisations ont des ressources pour faire de la recherche et produire des analyses sociales plus vraies et plus critiques que celles qu’on lit dans les journaux. Pour cette raison l’ACAT France et l’ACAT Canada sont devenues membres de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) dont le siège est à Genève. Faire du bénévolat dans une organisation comme Amnesty International animé par la foi chrétienne est un choix qui m’apparait tout à fait acceptable.
Mais il y a de forts arguments aussi pour continuer la mission de Pax Christi Québec et de l’ACAT Canada, même si ces deux organisations sont petites et ont peu de ressources financières. Étant des institutions catholiques et œcuméniques, elles  s’adressent à des croyants, à des milieux qui ne sont pas touchés par les grandes organisations laïques.  On me dit que, en France, l’ACAT a posé cette question à des dirigeants d’Amnesty International. Cette dernière a répondu que rester une organisation chrétienne est utile parce que son influence rejoint des milieux auxquels Amnesty International n’a pas accès.
Une autre considération me semble plus importante. Dans les années soixante et soixante-dix, nous croyions que les droits humains proclamés par l’ONU seraient bientôt respectés par tous les  pays en Occident,  que la torture étatique allait disparaître complètement, et que les gouvernements  occidentaux allaient faire pression sur des pays qui violent les droits humains afin que la Charte de l’ONU définisse le futur de l’humanité entière. Nous étions optimistes, nous croyions au progrès. Depuis lors, la situation historique a changé. Nous sommes témoins du retour de la torture dans les pays démocratiques. Nos gouvernements adoptent des interprétations minimales des droits humains et font peu d’efforts pour promouvoir le respect de ces derniers dans le monde. Nous condamnons les violations des droits dans des pays qui sont nos adversaires, mais nous nous taisons sur ces violations dans des pays qui sont nos amis – je pense, par exemple, à Israël et à l’Arabie Saoudite. Et la culture a changé. La majorité de la population ne s’intéresse pas aux problèmes sociaux. On ferme les yeux devant l’inégalité, l’injustice et l’oppression. Le Pape François parle de la mondialisation de l’indifférence. Dans cette situation, tous les groupes de citoyens engagés, les grands et les petits, les laïcs et les croyants, ont une nouvelle mission – éveiller la culture dominante à la réalité. Je crois que c’est là une bonne raison pour garder les petites organisations, comme Pax Christi Québec et l’ACAT Canada, multipliant ainsi les voix s’adressant à la société.
Si ces remarques sont justifiées, le but de l’ACAT Canada n’est pas seulement  de défendre des humains affligés de traitements inhumains dans des pays d’outre-mer,   mais aussi et surtout de promouvoir une culture critique chez nous, capable d’influencer l’opinion publique à l’égard des conditions d’injustice ici et ailleurs. Ce n’est pas une tâche facile, car les moyens de communication de masse donnent  rarement la place à la voix des chrétiens. Même les déclarations progressistes des évêques ne sont pas rapportées dans la presse. Tout récemment, le Conseil canadien des Églises a envoyé une lettre à M. Stephen Harper critiquant la présence militaire du Canada en Iraq et proposant d’autres démarches à faire pour favoriser paix et justice dans la région, mais je n’ai pas trouvé une référence à cette lettre dans les journaux.
L’ACAT Canada comme Pax Christi Québec doivent se demander comment elles peuvent devenir plus visibles. Je suis encouragé par le succès de certaines personnes qui voient leurs lettres contre les injustices de ce monde publiées dans les journaux de Montréal. Est-ce là une voie à explorer de façon systématique? Est-ce que Radio Ville-Marie se laissera persuader de donner une place de façon régulière à la gauche chrétienne, y compris à l’ACAT Canada? La Ligue des droits et libertés est farouchement laïque, ayant peu de sympathie pour la religion, mais est-il possible de dialoguer avec elle et se faire connaître?  Je suis plein d’admiration pour feu Raymond Gravel qui à réussi à être écouté et qui a été capable d’influencer l’opinion publique dans la société et dans l’Église.
Nous sommes souvent découragés parce qu’on ne nous écoute pas. Notre message n’est pas reçu. Il faut se rappeler que c’était déjà la situation des prophètes et de Jésus lui-même. Mais « la pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire. »

Gregory Baum nait en 1923 d’une famille à la fois juive et protestante. Il se convertit au catholicisme en 1946 et devient prêtre augustin jusqu’en 1976. Entre 1962 et 1965, il est expert au Secrétariat pour la promotion de l’unité chrétienne au deuxième Concile œcuménique du Vatican. Il est présentement professeur émérite à la Faculté des sciences religieuses de l’Université McGill. Ce penseur est considéré comme un théologien progressiste et réformateur. En effet, il prend position sur certains sujets et ses réflexions, à saveur de justice sociale, invitent les Églises au dialogue interreligieux et à l’engagement au sein de la société contemporaine.