Extraits du site Web du RIVO [1] préparés par Nancy Labonté, coordonnatrice.

Être victime de torture et devoir se réfugier au Canada laisse des traces profondes. Un cinéaste embauché par le RIVO (Réseau d’intervention auprès des personnes ayant subi la violence organisée) pour filmer le portrait de victimes a été touché par l’histoire de M.

Un témoignage de Cyril Lochon, réalisateur des capsules vidéo du RIVO [2]

J’ai rencontré « M » un jour d’octobre.
J’étais accompagné de Véronique, thérapeute et responsable des communications pour le RIVO, et nous devions filmer le témoignage de M pour sa diffusion sur le site Internet de l’organisme.
Avec une naïveté qui m’apparaît rétrospectivement confondante, j’ai demandé à Véronique : « C’est une histoire dure ? » Celle-ci m’a répondu sans détour : « Tu sais, elles le sont toutes. » J’étais donc prévenu.
Néanmoins, lorsque M s’est présentée chez moi (c’est là que devait avoir lieu le tournage), j’ai été surpris de découvrir une jeune Indienne dont le visage, duquel ressortaient des yeux bleu gris immenses et magnifiques, affichait un large sourire laissant deviner une personnalité pétillante et dynamique.
Nous avons échangé quelques politesses de circonstance, puis je l’ai invitée à s’asseoir sur le sofa du salon. Une fois installés et la caméra prête à tourner, je lui ai signifié qu’elle pouvait commencer son témoignage quand elle le désirait.
Il y a alors eu un bref moment de silence – une dizaine de secondes tout au plus – au cours duquel son visage jusque-là si jovial a laissé entrevoir quelque chose d’infiniment plus sombre.

« J’ai dû quitter mon pays, car j’ai été violée par mon père et la police. »

L’aveu était d’autant plus brutal qu’elle l’a fait d’une voix froide, presque métallique, accompagnée d’une dureté jusque-là insoupçonnable dans son regard clair.

« Je vivais dans une toute petite pièce et je n’avais pas le droit de parler à qui que ce soit, car mon père ne voulait pas que l’on sache ce qu’il m’avait fait. Une fois, j’ai essayé de m’enfuir, mais la police m’a rattrapée et m’a violée devant lui. Ils m’ont promis de recommencer si j’essayais de m’échapper à nouveau. Là-bas, je n’avais aucune dignité, je vivais dans une petite pièce, c’est tout. »

À ces mots, son regard s’est perdu dans le vague… peut-être retrouvait-elle la petite pièce d’une maison quelque part en Inde. Elle a repris le fil de son récit, mais à présent on la sentait progressivement submergée par la tristesse et la douleur que suscitait l’évocation de ses souvenirs atroces. La dureté qu’elle avait affichée quelques minutes auparavant n’était qu’une façade.

« Ma mère a payé un homme pour qu’il organise ma fuite dans un pays où je serais en sécurité. Elle me disait : “Si je ne peux pas te donner une bonne vie, au moins je peux tenter de te donner une meilleure vie.” Ça n’a pas été facile, car elle a dû vendre beaucoup de choses pour réunir les 15 000 $ nécessaires à cette entreprise. Au total, il a fallu onze ans pour que je quitte mon pays. La dernière année, j’ai dû la passer cachée dans différents endroits en attendant d’obtenir mes papiers, car mon père est un homme très puissant avec de nombreuses relations. Jusqu’à ce que je sois assise dans l’avion pour le Canada, je n’étais pas sûre de réussir.
Je suis finalement arrivée ici en 2009… [elle a buté sur la date, laissant couler quelques larmes, puis, au prix de ce qui me semblait être un effort considérable, elle a continué…] mais en 2010, mon père a su que ma mère avait organisé ma fuite, et pour cela il l’a tuée… »

La phrase a claqué comme une déflagration, suivie d’une minute de silence, hors du temps et des réalités du monde, à tout le moins du mien. Elle a fini par ajouter, la voix étranglée par l’émotion :

« C’est une bonne chose que je sois venue ici, mais j’ai perdu ma mère… »

Nous avons dû interrompre l’entretien.
Jusqu’à présent, je n’avais jamais rencontré une personne ayant connu un tel degré de souffrance. Rien dans ma vie et mes expériences passées ne me permettait de l’appréhender. Au mieux, je pouvais offrir une empathie sincère mais creuse, qui ne parvenait pas à cacher mon désarroi. Je suis sorti sur la terrasse fumer une cigarette, pour fuir à la fois la tension qui s’était progressivement installée dans la pièce et mon sentiment d’inutilité manifeste. J’ai laissé Véronique, plus habituée à ce genre de situation, apporter le réconfort dont M avait besoin en cet instant ; elle lui offrait une écoute et une compréhension qui semblaient sans limites. C’est là, en l’observant à travers la fenêtre, que j’ai réellement compris le travail gigantesque qu’accomplit le RIVO depuis tant d’années.
Quelques minutes plus tard, Véronique m’a fait un geste de la main pour me signifier que M était prête à reprendre le fil de son histoire.

« Ici, ma vie a changé, mais ce fut au prix de celle de ma mère. »

C’est sur ce tragique constat que sa vie au Canada a commencé. Une vie qui, si elle lui assurait la sécurité, n’était pas facile pour autant.

« J’ai rencontré des gens très gentils qui m’ont aidée, mais ils avaient toujours une question sur leur visage : pourquoi est-elle ici ? Pourquoi est-elle seule ? Et je n’avais pas de réponse à leur donner. C’était une période difficile, car je ne savais rien faire, je n’avais jamais travaillé de ma vie. Je ne savais pas comment survivre. »

Peu de temps après son arrivée, elle a passé une visite médicale, suggérée par le service d’immigration, inquiet des nombreuses cicatrices et des marques de brûlures qu’elle portait sur ses bras.

« Je suis allée dans un CLSC. Lorsqu’ils ont vu mes cicatrices, ils ont été choqués et ils ont compris que j’avais besoin de parler de tout ce que j’avais en moi. C’est là qu’on m’a mise en contact avec le RIVO, et à partir de là ma vie a complètement changé. »

Par l’intermédiaire du RIVO, elle a rencontré un certain « D », qui deviendra son thérapeute. Celui-ci va progressivement l’aider à surmonter son traumatisme, sa peur d’entrer en contact avec les autres, mais aussi à prendre goût à une vie dont elle n’avait jamais réellement pu ressentir la saveur. Il lui donne des conseils pour faire des choses en apparence aussi simples que de consulter un site Internet. Il l’aiguille dans ses démarches pour trouver un emploi. Il sera là aussi lorsqu’elle devra passer devant un juge de l’immigration pour obtenir son statut de réfugié. Cette expérience suscite beaucoup d’angoisse chez les personnes qui, pour obtenir le précieux Sésame, doivent au cours d’un entretien faire la preuve des sévices subis. Cela suppose de revivre l’horreur devant une audience dont la stature juridique, et l’objectivité qui lui est associée, offre en apparence peu de compassion. Avec une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, la perspective terrifiante de devoir retourner chez eux si elles n’arrivent pas à convaincre leurs interlocuteurs.

« Lorsque je pensais à la possibilité d’être renvoyée, je me disais : “Non, je n’y retournerai pas. J’habite au 18e étage et je peux sauter. Si la police frappe à ma porte, je saute.” »

M obtiendra finalement son statut de réfugiée et sera donc autorisée à rester sur le territoire canadien. De nouveau submergée par l’émotion, elle évoque cette journée de novembre où elle a su qu’elle n’aurait pas à se jeter dans le vide.

« C’était une journée froide et pluvieuse, et je suis allée dans une église. Je voulais remercier Dieu. Maintenant, j’allais pouvoir vivre, car je restais au Canada. J’y suis restée longtemps, trempée par la pluie et frigorifiée. Certaines personnes présentes m’ont dit que je ne devais pas rester là comme ça, que j’allais être malade. Mais moi, je voulais juste rester, avoir froid et me convaincre que j’allais rester au Canada. C’était un sentiment nouveau et merveilleux. Même encore maintenant, lorsque l’hiver arrive, je suis heureuse, car cela prouve que je suis bien au Canada et non pas en Inde. »
Je dois remercier le RIVO, car c’est grâce à eux et à D que tout cela a été rendu possible. »

À ces mots, elle nous a regardés et a arboré de nouveau le sourire avec lequel elle s’était présentée à nous deux heures plus tôt. S’il avait perdu de sa légèreté, ce sourire continuait à évoquer l’espoir.

Qu’est-ce que le RIVO ?

L’ACAT Canada recevait le coordonnateur du RIVO, John Docherty, lors du panel d’experts tenu le jour de notre assemblée générale des membres le 25 mars 2017. Cet organisme basé à Montréal œuvre en grande partie auprès des réfugiés et des demandeurs d’asile, en leur offrant gratuitement un soutien psychologique. Son travail permet à ces nouveaux arrivants de surmonter les conséquences de la violence qu’ils ont subie à l’étranger. En les aidant à se reconstruire, le RIVO leur permet de reprendre leur place au sein de leur famille et de contribuer pleinement à leur société d’accueil. Le réseau a aussi mis au point des méthodologies basées sur les arts, pour compléter ses activités psychothérapeutiques.

L’origine du RIVO

Vers la fin des années 1980, les professionnels de la santé de Montréal et les intervenants de première ligne en matière d’immigration et de services sociaux ont commencé à recevoir un nombre croissant de réfugiés torturés dans leur pays d’origine, notamment en raison de leurs convictions et de leurs motivations politiques.
Regroupant plus d’une centaine de travailleurs communautaires, de professionnels du réseau de la santé, du milieu juridique et universitaire, cette conférence a donné lieu à la formation de comités d’experts multidisciplinaires et à de nouvelles collaborations, lesquelles ont finalement suscité la création du RIVO.
Parmi les collaborateurs, deux médecins montréalais, Pierre Dongier et Cécile Rousseau, ont été les forces motrices de la création du RIVO. Dès sa fondation en 1993, le RIVO s’est établi comme un réseau d’experts et d’intervenants auprès de personnes ayant vécu des traumas liés à la violence organisée.

La violence organisée

« La violence organisée consiste en l’utilisation délibérée et systématique de la terreur et de la brutalité afin de contrôler des individus, des groupes et des communautés. »
Working, Kane S. 1995. A Red Cross and Red Crescent Guide. Genève, Suisse, p. 5 (traduction faite par le RIVO)

Sources

Capsules vidéo du RIVO : https://youtu.be/rt2J5RF1Nmo [2]
Site Web du RIVO :  www.rivo-resilience.org/ [1]

Pour aller plus loin

Nyembwe, Gisèle et Agence des Nations unies pour les réfugiés. 2016. L’art-thérapie pour aider un enfant colombien de 6 ans à surmonter ses cauchemars : www.unhcr.org/fr/news/stories/2016/10/57fdd39ca/lart-therapie-aider-enfant-colombien-6-ans-surmonter-cauchemars.html