Réflexion de Catherine Malécot, vice-présidente.

Un constat s’impose : celui de la tolérance croissante de l’opinion publique à l’égard de la torture. De mal absolu auquel s’opposait un interdit total consacré par le droit, la torture est devenue justifiable par réalisme, malgré la répugnance que ces actes inspirent le plus souvent.
Telle est la conclusion d’un sondage effectué par l’ACAT France, publié dans son rapport 2016 sur la torture [1]. Pour expliquer la tendance, tout le monde pense bien sûr aux terribles actes de terrorisme perpétrés ces dernières années.
Un même exercice mené en 2013 à l’échelle mondiale par le Comité international de la Croix-Rouge auprès de 17 000 personnes de 16 pays avait abouti à une conclusion semblable : celle d’un basculement continu des opinions depuis les 20 dernières années. Comme dans le sondage français, 36 % approuvaient l’usage de la torture contre un combattant ennemi, une personne susceptible de commettre un acte grave, susceptible de détenir des informations utiles, pour éviter des morts, etc. – en résumé, dans toutes circonstances dites exceptionnelles. Si 48 % désapprouvaient le recours à la torture en 2013, ils étaient 66 % en 1999, année d’un précédent sondage par la Croix-Rouge [2].
La description de la torture comme phénomène endémique dans le monde nous était hélas connue. Maintenant, nous devons être réveillés par ces constats convergents d’une tolérance qui s’étend dans le monde et gagne les pays dits démocratiques : nos pays. Ne pensons pas que le Canada est à l’abri d’une telle tentation, d’un tel risque ou plutôt d’une telle vulnérabilité.
Il y a 30 ans, les Nations unies adoptaient une convention internationale contre la torture (CCT), héritière des horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. Pour la première fois, un rejet absolu, sans condition, sans concession d’aucune nature était affirmé. L’interdiction de la torture repose sur deux certitudes centrales : le caractère inconditionnel de la dignité humaine et celui de l’inviolabilité du corps et de l’esprit. Ce principe sera transcrit dans l’article 2 (al. 2) de la CCT, selon lequel « aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture ».
Alors, comment et pourquoi nos convictions ont-elles pu céder ou pourraient-elles céder ? Dans un article commentant la situation française, le philosophe Michel Terestchenko [3], auteur de l’ouvrage Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, pose ces questions :
« […] songerait-on à entreprendre un tel sondage à propos de l’inceste ou l’esclavage ? Qui oserait s’attaquer à de tels tabous ou interdits pour les remettre en cause et les justifier, les considérer comme nécessaires, moralement acceptables parce que raisonnables ? »
Toutefois, la torture est devenue une question très sérieuse que nous devons nous poser. Ne fait-elle pas l’objet de controverses dans les plus hautes instances politiques ? L’exemple le plus significatif a été donné par les États-Unis lors des débats au Sénat sur les pratiques d’interrogatoire [4]. On ne reviendra pas ici sur la casuistique des défenseurs de ces pratiques appelées « techniques d’interrogatoire renforcées », que plusieurs candidats à l’élection de 2016 ont défendues pour en annoncer l’utilisation. Dans les premiers jours suivant son assermentation, le président Donald Trump s’est appuyé sur leur efficacité pour justifier le recours à la torture.
Le scénario bien connu dit de la bombe à retardement [5] reste d’une efficacité redoutable. Il nous place devant ce terrible dilemme : il y a un risque d’attentat auquel supposément seul le recours à la torture d’un individu permettrait d’obtenir les informations vitales pour éviter le drame. Dans cette présentation, l’efficacité de la torture est une donnée certaine, non discutable, une certitude, donc. Ce scénario repose sur plusieurs autres présupposés hypothétiquement rassemblés pour une même situation : une menace connue, une attaque imminente, meurtrière, la personne arrêtée en est le présumé auteur, elle seule possède les informations utiles, etc.
Comme le relève Michel Terestchenko dans son article, la perversité du scénario nous conduit, sur la base d’un calcul des conséquences, à considérer la torture non seulement comme acceptable par défaut, mais comme moralement défendable au nom de la protection du plus grand nombre de personnes.
Pourtant, l’hypothèse de la fiabilité des renseignements obtenus sous la torture a été largement démentie, car remise en question par de hauts responsables militaires ou de services de renseignements, et cela, dans plusieurs pays. Toute personne connaissant les effets de la torture sait que la personne torturée, si elle parle, dira ce qui est attendu d’elle ou n’importe quoi pour que cesse les souffrances. La Commission du Sénat américain arrive à cette même conclusion, constatant qu’aucun interrogatoire renforcé n’a donné des résultats utiles, soulignant de plus que des aveux ont été faits par des détenus en dehors du recours à la torture.
Cette situation de banalisation silencieuse de la torture nous interroge toutes et tous, membres et amis de l’ACAT Canada. Dans sa réponse au sondage français, Guy Aurenche [6] rappelle que la torture ne tombe pas du ciel. Elle a des causes profondes plongeant dans le refus de reconnaître la dignité absolue de tout être humain, dans l’acceptation de son utilisation au service de quelque intérêt économique et individuel, de quelque projet politique ou encore de croisade religieuse. Ses propos invitent à réfléchir au fondement de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), créée il y a plus de 40 ans. Aux prémisses de sa mission, agir pour que cesse la torture, n’y aurait-il pas le choix d’affronter l’étrange question « Où est Abel, ton frère ? » posée par Dieu à l’auteur d’un fratricide ? Le texte ne doit pas être réduit à sa première évidence : une question justifiée et posée au meurtrier. Il ne faut pas y lire une simple invitation aux remords et au retour sur soi, mais aussi un appel à l’action. Répondre pour son frère, c’est aussi répondre pour soi-même et de soi-même. Nous ne pouvons vivre en autarcie. Nous sommes, chacune et chacun, gardienne et gardien de notre humanité partagée et inviolable. Notre responsabilité est engagée.
La torture dégrade la victime au plus profond de son être, elle la place au rang d’objet, détruit chez la victime tous ses repères, ses croyances, elle l’isole du reste de l’humanité. « Tu es seul et oublié, qui se souvient encore de toi ? » aiment à dire les bourreaux à leurs victimes.
La situation actuelle nous impose toujours de nous rappeler, comme cela a été formulé dans le rapport 2011 Un monde tortionnaire : « C’est […] cette profonde et mystérieuse ressemblance entre tous les êtres humains et des êtres humains avec Dieu que la torture cherche à défaire, par la violence et par l’humiliation, au point de briser tout respect de soi et de pousser la personne torturée à proférer sur elle-même la pire des malédictions : “Il aurait mieux valu que je ne sois pas née.” » [7]
Il nous faut dire et redire que la torture est l’une des pires atteintes à la dignité humaine. Car c’est bien dans cet oubli que naissent l’indifférence, puis la tolérance à son usage. C’est aussi de la méconnaissance de ce phénomène que surgit l’impossibilité de le critiquer et de le combattre dans toutes circonstances, sous tous les cieux et pour tous. C’est encore dans l’oubli de la longue histoire de son refus, dans laquelle des religions ont joué et jouent encore, hélas, un rôle négatif, qu’elle en arrive à être justifiée par des croyants et que s’émousse notre résistance.
La capacité à résister s’épuise encore devant les images de l’actualité, les nombreuses remises en cause et défaites des droits de la personne, et pas seulement dans les pays au régime autoritaire et dictatorial, d’où le rôle primordial des lieux de vigilance, des lieux de résistance, des lieux pour réinventer le refus.
Plus de 40 ans après la fondation de l’ACAT, on reste encore surpris de la pertinence de l’intuition des deux fondatrices, qui ont tout de suite saisi les enjeux toujours actifs. À savoir, les chrétiens doivent agir ensemble. L’action doit être nourrie de la réflexion et de l’analyse. Et par-dessus tout, l’action doit puiser « dans des convictions qui donnent sens et espérance », pour reprendre des propos de Guy Aurenche, qui évoque quelques lignes plus loin l’incroyable histoire d’amour entre Dieu et les hommes, au point que Dieu peut nous dire, par le prophète Isaïe : « Tu as du prix à mes yeux, tu as de la valeur et je t’aime… je t’ai gravé sur ma main » (Isaïe 43, 4).

Sources

Abel, Oliver. 2011. « Penser et agir contre la torture ». Dans ACAT France, Un monde tortionnaire 2011, p. 335 : www.acatfrance.fr/public/rt2011-web.pdf [7]
ACAT France. 2016. Rapport « Un monde tortionnaire » 2016 : que pensent les Français de la torture ? : www.acatfrance.fr/rapport/rapport-un-monde-tortionnaire-2016—que-pensent-les-francais-de-la-torture– [1]
Association pour la prévention de la torture (APT). 2007. Désamorcer le scénario de la bombe à retardement. Pourquoi nous devons toujours dire NON à la torture : www.apt.ch/content/files_res/tickingbombscenariofr.pdf [5]
Aurenche, Guy. 2016-05. « Grand angle. Quelques dynamiques de résistance ». Dans Courrier de l’ACAT France, no 338, p. 50-53 : www.acatfrance.fr/public/c338_int-web-dp.pdf [6]
Comité international de la Croix-Rouge (CICR). 2016-12-05. Les voix de la guerre 2016 : www.icrc.org/fr/document/les-voix-de-la-guerre [2]
Human Rights Watch. 2015-12-01. États-Unis : Les tortures pratiquées par la CIA sont toujours impunies : www.hrw.org/fr/news/2015/12/01/etats-unis-les-tortures-pratiquees-par-la-cia-sont-toujours-impunies [4]
Pew Research Center. 2016-02-09. Global opinion varies widely on use of torture against suspected terrorists : www.pewresearch.org/fact-tank/2016/02/09/global-opinion-use-of-torture/ [2 ; cette étude sur 38 pays montre les différents pourcentages en faveur de l’usage de la torture selon les partis politiques. Les É.-U. ont le plus haut pourcentage d’opinion favorable, 58 %, alors que la moyenne globale est de 40 %, et de 36 % en Europe.]
Terestchenko, Michel. 2008. Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable. La Découverte : www.cairn.info/du-bon-usage-de-la-torture–9782707149831.htm [3]
Terestchenko, Michel. 2016-05. « Une tolérance croissante à l’égard de la torture ». Dans Courrier de l’ACAT France, no 338, p. 47-49 : www.acatfrance.fr/public/c338_int-web-dp.pdf [3]

Pour aller plus loin

ACAT France. s.d. Quizz : La torture, qu’en savez-vous ? : www.acatfrance.fr/public/fiche-pedagogique-7et7bis-quiz-torture_1.pdf
Commission théologie de l’ACAT. 2013. « Le refus de la torture : un argumentaire chrétien ? » Dans ACAT France, Un monde tortionnaire 2013 : www.acatfrance.fr/public/pages-de-rt2013-commission-theologie.pdf
FIACAT. 2007-06. « L’interdit de la torture : un principe en péril » – Observations des ACAT sur la réalité sociale et politique de leur pays : www.fiacat.org/l-interdit-de-la-torture-un-principe-en-peril-observations-des-acat-sur-la-realite-sociale-et-politique-de-leur-pays
Lehalle, Sandra. 2007. « Les droits des détenus et leur contrôle : enjeux actuels de la situation canadienne ». Dans Criminologie, vol. 40, n° 2, p. 127-145 : www.erudit.org/revue/CRIMINO/2007/v40/n2/016856ar.html