À l’heure où la superpuissance américaine se replie de plus en plus sur elle-même, le rôle et l’image du Canada dans l’ordre mondial prennent d’autant plus d’importance. Le gouvernement de Justin Trudeau a en effet l’occasion de quitter l’ombre de son voisin et de restaurer le leadership du Canada en matière de protection des droits de la personne. De nombreux domaines dans lesquels les États-Unis ont toujours montré la voie, comme la protection des réfugiés et des populations vulnérables, ouvrent la porte à de nouveaux chefs de file. Toutefois, avant que le Canada ne prenne un quelconque engagement, une question s’impose : le pays peut-il tenir cette position et être un modèle, notamment en ce qui concerne la protection et la promotion des droits de la personne ?
Cette idée de modèle a été proposée le 6 juin dernier par Chrystia Freeland, ministre des Affaires étrangères du Canada, dans un discours devant les députés de la Chambre des communes concernant les objectifs et les priorités du gouvernement en matière de politique étrangère [1]. Mme Freeland a alors défini ce que devrait être le rôle du Canada : il s’agit avant tout de « défendre clairement [l]es droits au Canada et à l’étranger [… et] d’établir une norme sur la façon dont les États devraient traiter les femmes, les homosexuels et les lesbiennes, les transgenres, les minorités raciales, ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses, ainsi que les Autochtones ». Elle a affirmé que le Canada pouvait et devait « jouer un rôle actif dans la préservation et l’amélioration de l’ordre mondial ». Ces objectifs dénotent la volonté du Canada d’être un acteur important, sur lequel d’autres États peuvent compter.
C’est d’ailleurs ce que le pays a fait lors de la crise des réfugiés. Le Canada s’est impliqué et a accueilli sur son territoire plus de 40 000 réfugiés syriens, dépassant ainsi ses précédents taux d’accueil [2]. En tant qu’État à la présidence du Comité exécutif du Haut-commissariat pour les réfugiés aux Nations unies, il semblait évident que le Canada interviendrait et recevrait des personnes opprimées. En effet, un vrai leader agit ainsi et n’hésite pas à faire davantage que ce qui est attendu.
Il en va de même pour son soutien à la communauté des lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres (LGBT), au Canada comme à l’étranger. Ainsi, comme promis durant la campagne électorale, plusieurs projets de loi doivent être présentés pour redresser les torts : « Le gouvernement du Canada tient à reconnaître et à corriger les injustices qu’ont subies des Canadiens en raison de leur orientation sexuelle, de leur identité sexuelle et de leur manière de l’exprimer » [3]. Mais le gouvernement canadien prend aussi des engagements internationaux : il a condamné les persécutions contre la communauté LGBT tchétchène et a offert secrètement l’asile à une trentaine d’homosexuels [4]. Une fois de plus, le Canada a pris ses responsabilités et a agi en leader, montrant l’exemple et assurant la protection des droits et libertés de personnes vulnérables.
Ainsi, en matière de politique extérieure, le Canada a démontré ses qualités de meneur : il a pris ses responsabilités et est intervenu lorsque nécessaire. Pourtant, malgré ce tableau plutôt encourageant et convaincant, la réalité est bien moins satisfaisante lorsqu’on examine la situation interne du pays. En conséquence, le Canada peut-il réellement prétendre à ce rôle de modèle ?
Force est de constater que les indices, bien que subtils, nous amènent à répondre par la négative. En effet, dès 2015, l’opinion publique semblait favorable à une promotion et à un affermissement des valeurs et des idées canadiennes à l’international. Quand les négociations commerciales avec le géant chinois ont débuté, plusieurs organisations de défense des droits de la personne, dont Amnistie internationale, ont souligné l’opportunité qui se présentait au gouvernement d’étendre l’influence des valeurs canadiennes [5]. Le premier ministre Trudeau tenait là une occasion de promouvoir les droits et libertés individuels auprès d’un pays connu pour ses violations des droits de la personne. Pourtant, au final, ce sont les intérêts commerciaux qui ont primé. Dans son discours devant le Conseil des affaires, Justin Trudeau a mentionné les droits de la personne à deux reprises seulement, contre quatorze fois pour le mot économie et ses dérivés [6]. Cela est bien loin de ce que l’on pourrait attendre d’un leader en matière de droits de la personne. Si ceux-ci sont une composante si importante de l’image canadienne, alors pourquoi ne pas les promouvoir davantage auprès de ses partenaires ? En définitive, le Canada n’a pas été à la hauteur de ses ambitions. Les attentes étaient grandes… peut-être même trop ?
De plus, trop fier pour réellement reconnaitre ses faiblesses, le Canada évite les polémiques. Les recommandations qu’il a fait lors des récents Examens périodiques universels (EPU) du Conseil des Nations unies pour les droits de l’homme ne portent sur aucun des thèmes qui posent problème dans son propre pays, mais se focalisent sur des enjeux où les résultats sont assez éloquents pour en faire un exemple positif. Ainsi, le Canada encourage régulièrement les États à respecter la liberté d’expression et de religion, les droits des réfugiés et des migrants, ainsi que les droits des LGBT : les recommandations faites au Bahreïn [7] et à l’Algérie [8] en 2017 vont dans ce sens. Cependant, il ne fait que rarement des commentaires aux nations dans lesquelles la violence contre les femmes est avérée, ou encore où les conditions de détention sont particulièrement inquiétantes : il recommande des interventions qui ne sont pas convaincantes au regard des nombreuses lacunes qui ont été dénoncées par ses propres instances de contrôle. Effectivement, les cas d’Adam Capay, des femmes de l’établissement Leclerc et des conditions de détention au Nunavik, pour lesquelles l’ACAT Canada s’est déjà mobilisée, se déroulaient sous compétences provinciales, un secteur qui ne bénéficie pas d’un contrôle suffisant [9]. Dans ces circonstances, il apparaît clairement que le Canada ne peut pas donner des conseils à d’autres pays en matière de protection et de respect des droits de la personne avant d’avoir réglé ses problèmes internes.
En fait, le Canada se prive d’une occasion d’améliorer la mise en œuvre de politiques saines pour les conditions de vie dans les centres de détention en repoussant sans cesse la ratification du Protocole facultatif à la Convention des Nations unies contre la torture (OPCAT). Celui-ci doterait l’État canadien de mécanismes de contrôle et de prévention de la torture et des mauvais traitements dans les lieux privatifs de liberté. Dans cette situation, la position canadienne devient le contraire d’un exemple à suivre. Le pays dispose des outils nécessaires pour agir en accord avec ses objectifs de leadership, mais il est confronté aux obstacles que génère le partage de compétences entre les différents paliers de gouvernements. En effet, « la protection des droits de la personne et l’administration des établissements carcéraux » étant un domaine de compétence partagé entre le gouvernement fédéral et les provinces, « le fédéral ne peut intervenir unilatéralement dans la gestion des centres de détention sous compétence provinciale, imposer sa volonté, à moins que les provinces ne soient réceptives aux demandes du fédéral » [10]. Autrement dit, en ratifiant l’OPCAT, le Canada engagerait aussi la responsabilité de ses provinces et territoires. Il doit donc s’assurer de leur capacité à mettre en œuvre les dispositions du Protocole, sinon sa responsabilité pourrait être remise en question par d’autres États. Et prétendre que le droit interne est suffisant et plus contraignant que certains instruments internationaux pour justifier de ne pas ratifier des conventions et traités n’est pas une explication satisfaisante du point de vue du droit international. Bien au contraire, cela ne fait que souligner les limites de la coopération entre l’autorité fédérale et les gouvernements des provinces et territoires. Si le premier ministre du Canada ne parvient pas à s’entendre avec ses homologues provinciaux, comment pourrait-il s’imposer comme un leader de classe mondiale ?
En résumé, en se concentrant sur les enjeux qu’il maîtrise, comme les questions relatives aux réfugiés, et en faisant fi de ceux qui posent problème, telles que les conditions de détention, le Canada ne peut pas défendre un modèle en matière de droits de la personne. Il n’en a tout simplement pas la légitimité. Il doit auparavant faire face aux obstacles que présente son fédéralisme par rapport à l’uniformisation des mécanismes de protection des personnes vulnérables, entre autres celles qui sont dans des lieux privatifs de liberté. Une première amélioration passerait par exemple par la ratification de l’OPCAT et sa mise en œuvre autant par le Canada que par ses provinces et territoires.
Texte d’opinion d’Andréa Torrent, stagiaire
Sources
Conseil des droits de l’homme. 2017-07-19. Rapport du Groupe de travail sur l’Examen périodique universel : Algérie, A/HRC/36/13 : undocs.org/fr/A/HRC/36/13 [8]
Conseil des droits de l’homme. 2017-07-10. Rapport du Groupe de travail sur l’Examen périodique universel : Bahreïn, A/HRC/36/3 : undocs.org/fr/A/HRC/36/3 [7]
Labonté, Nancy et Laïla Faivre. 2017-09-13. La question des “mauvais traitements” et la détention au Canada. Dans le Blogue de l’ACAT Canada :
acatcanada.org/2017/09/13/mauvais-traitements-et-detention-au-canada/ [9]
Laffont, Nicolas. 2017-06-06. Discours de politique étrangère de Chrystia Freeland : la diplomatie canadienne a besoin de « hard power ». Dans 45eNord.ca : www.45enord.ca/2017/06/discours-de-politique-etrangere-de-chrystia-freeland-la-diplomatie-canadienne-a-besoin-de-hard-power/ [1] [2]
Latour, Danny. 2017-05-11. La ratification de l’OPCAT dans le fédéralisme canadien. Dans le Blogue de l’ACAT Canada : acatcanada.org/2017/05/11/ratification-opcat-federalisme-canadien/ [10]
Le Monde. 2017-09-03. Asile au Canada pour une trentaine d’homosexuels tchétchènes : www.lemonde.fr/ameriques/article/2017/09/02/asile-au-canada-pour-une-trentaine-d-homosexuels-tchetchenes_5180168_3222.html [4]
Ling, Justin. 2016-09-06. Justin Trudeau met de côté les droits de la personne dans l’espoir de signer un accord commercial avec la Chine. Dans Vice : www.vice.com/fr_ca/article/exkadz/justin-trudeau-met-de-cote-les-droits-de-la-personne-dans-lespoir-de-signer-un-accord-commercial-avec-la-chine [6]
Premier ministre du Canada. 2017-06-14. Le premier ministre annonce son intention de présenter un projet de loi pour redresser les injustices commises à l’endroit des communautés LGBTQ2 : pm.gc.ca/fra/nouvelles [3]
Radio-Canada. 2016-08-30. Trudeau en Chine : les droits de la personne avant l’économie, plaide Amnistie : ici.radio-canada.ca/nouvelle/800130/chine-droits-personne-justin-trudeau-amnistie-liberte-expression [5]