Les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) possèdent de vastes pouvoirs. Ils portent des armes et peuvent arrêter et détenir une personne migrante qu’ils présument, par exemple, être « sans papiers ». Ils sont autorisés à utiliser la force, comme des menottes et autres entraves. Ils peuvent même mettre des personnes en isolement cellulaire, sans respecter les règles de détention proposées par les Nations unies. Ces pratiques de détention administrative échappent au contrôle indépendant de l’Enquêteur correctionnel du Canada. Nous examinerons deux solutions dans le cadre de cet appel à l’action.
Les personnes qui fuient un pays parce qu’elles y sont persécutées croient pouvoir trouver refuge au Canada. Or certaines d’entre elles se cognent le nez sur le pouvoir de l’ASFC, qui exerce son autorité avant toute audience pour obtenir le statut de réfugié. Les vastes pouvoirs de ses agents s’étendent jusqu’à la détention administrative si la personne est soupçonnée de présenter un risque pour la sécurité du pays, ou simplement parce que son identité n’est pas validement attestée. On peut imaginer ce que ces personnes vulnérables ressentent en faisant face à des agents armés qui, d’un coup de dé, peuvent décider de leur sort.
Dans la région de Montréal, Jenny Jeanes, de l’organisme Action Réfugiés, a accès au centre de détention de l’immigration de Laval pour soutenir les personnes détenues dans les procédures complexes prévues par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Dans une entrevue, elle nous a appris qu’il n’y avait actuellement aucun enfant parmi les détenus du centre de détention de Laval, ce qui est une bonne nouvelle. Mme Jeanes soutient cependant que les droits humains des personnes détenues ne sont pas suffisamment protégés et que cette question est toujours d’actualité.
En fait, depuis quelques années, les pratiques de détention de l’ASFC sont surveillées par la Croix-Rouge. Celle-ci a le mandat de visiter les centres canadiens détenant des personnes migrantes, entre autres depuis la dernière entente avec l’ASFC en 2017. Toutefois, l’ASFC n’a diffusé qu’un seul rapport annuel de la Croix-Rouge couvrant 2017-2018 et il est assez superficiel [1]. Le traitement de l’information y est opaque, contrairement aux enquêteurs correctionnels fédéral et provinciaux qui publient des rapports annuels d’activités assortis de recommandations, ainsi que des rapports d’enquêtes spéciales. On peut donc déplorer l’absence de système transparent de reddition de comptes pour toutes les actions de l’ASFC à l’égard des personnes migrantes.
Aucun mécanisme indépendant de surveillance ni de plaintes n’a été mis sur pied pour surveiller les arrestations, les conditions de détention et les déportations. Pourtant, sans un tel processus indépendant, le contexte administratif de la détention de personnes migrantes risque parfois de tomber dans l’arbitraire, en raison des pouvoirs discrétionnaires des agents de l’ASFC.
Deux solutions existent, mais le gouvernement fédéral tarde à procéder. Nous reviendrons d’abord sur la promesse du Canada concernant la ratification du Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture (OPCAT), qui assurerait la prévention de la torture et des mauvais traitements dans ces lieux privatifs de liberté. Nous examinerons également la proposition du Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) visant l’implantation d’un mécanisme indépendant d’imputabilité pour toutes les actions de l’ASFC.
Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture (OPCAT)
L’OPCAT [2] prévoit l’implantation de mécanismes nationaux de prévention (MNP), qui visent la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, plus simplement nommés « mauvais traitements », et ce, dans tous les lieux privatifs de liberté. Indépendants et transparents, leurs rapports annuels doivent être diffusés par l’État partie (art. 23). Les MNP veillent à ce que les pratiques de détention ne briment pas les droits humains. Leurs pouvoirs se limitent cependant aux lieux privatifs de liberté, alors que les agents des services frontaliers du Canada travaillent aussi en première ligne. Les MNP ne surveillent pas les agents de police par exemple, sauf dans les cas de détention temporaire au poste de police.
Nous célébrerons dans quelques mois les 15 ans de l’entrée en vigueur de l’OPCAT, que le Canada promet toujours de ratifier et ce, depuis le début. Encore, en 2016, à l’occasion du dixième anniversaire, le ministre des Affaires étrangères, Stéphane Dion, a affirmé « que l’OPCAT ne sera plus optionnel au Canada ». En 2018, devant le Comité contre la torture des Nations unies, la délégation canadienne a notamment énoncé que le Canada est sur le chemin de la ratification, parce qu’ils ont fait une consultation pancanadienne des provinces et des territoires, mais qu’il reste cependant à organiser le réseau des MNP dans l’ensemble du pays. Ici entre en jeu le fédéralisme canadien. Il semble impossible d’avoir l’accord de toutes les provinces et territoires.
Or, les MNP ont été implantés dans les 90 États parties à l’OPCAT, dont plusieurs sont des fédérations. Le fédéralisme ne devrait pas être un obstacle à la ratification. Si les provinces et territoires sont difficiles à convaincre, c’est peut-être qu’ils refusent l’ingérence du fédéral. Mais le processus semble davantage freiné par une question financière, car le Canada devra alors affecter un budget considérable pour la mise en œuvre de l’OPCAT. Si le Canada voulait réellement régler ce dossier, nous observerions une volonté politique de créer un comité permanent dédié à cette question où chacune des parties pourraient négocier.
Un modèle de mécanisme de reddition de comptes
En 2016, le Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) a diffusé son modèle de mécanisme indépendant d’imputabilité permettant la reddition de comptes et visant à protéger les droits humains par la surveillance de toutes les pratiques de l’ASFC. Ce modèle vise, entre autres, à améliorer « toutes les mesures prises par les agents de l’ASFC (y compris le pouvoir d’interroger, d’inspecter, de fouiller et de saisir, d’émettre une mesure de renvoi, de détenir, de déterminer l’admissibilité des demandeurs, d’intenter des mesures pénales, de donner des pénalités) » [3]. Le modèle de mécanisme d’imputabilité de l’ASFC proposé par le CCR « doit être : 1. Indépendant (ne pas être soumis à une influence politique ou ministérielle) ; 2. Externe (être situé hors de l’Agence des services frontaliers du Canada, tant au plan organisationnel que physique) ; et 3. Efficace (disposer de ressources et de pouvoirs juridiques suffisants pour enquêter sur les plaintes et exercer une surveillance des activités de l’ASFC, et dont les conclusions ont des conséquences juridiques). » [3]
Ce mécanisme est précisément détaillé dans le document du CCR [4]. Il comporte plus de pouvoirs que ce que propose l’OPCAT, qu’il complète bien.
Dans les pouvoirs prévus par ce mécanisme, on retrouve, entre autres, celui de « 15. Publier les résultats des enquêtes et le règlement des plaintes […] » [5]. Et c’est exactement ce qu’on reproche à la Croix-Rouge : d’avoir déposé un seul rapport en trois ans. La société civile veut savoir la vérité. Cette fausse préoccupation pour la confidentialité cache peut-être quelque chose… les droits humains sont-ils respectés par l’ASFC ?
Appel à l’action
Nous vous suggérons d’écrire au premier ministre du Canada et à son ministre de la Justice, afin que soit mise en œuvre une forme efficace de mécanisme indépendant de surveillance des actions de l’ASFC. Aucun être humain ne devrait voir sa dignité dégradée en raison d’un manque de reddition de comptes d’une agence fédérale. En s’inspirant du modèle de Mécanisme d’imputabilité de l’Agence des services frontaliers du Canada proposé par le CCR en 2016 et en ratifiant l’OPCAT comme promis en diverses occasions, le Canada assurerait les droits humains des personnes migrantes, et ce, en accord avec la Convention relative au statut des réfugiés (articles 31 et 32 sur les mesures pénales contre des réfugiés irréguliers et sur la règle de non-refoulement, aussi stipulée à l’article 3 de la Convention contre la torture).
Appel à l’action rédigé par Nancy Labonté, coordonnatrice
Vous pouvez agir
Lettre d’action :
Sources
Agence des services frontaliers du Canada. 2019. Un important pas en avant pour le Programme de surveillance des conditions de détention liée à l’immigration de l’ASFC. www.cbsa-asfc.gc.ca/new-neuf/articles/crc-fra.html [1]
Conseil canadien pour les réfugiés. 2016. Mécanisme d’imputabilité de l’Agence des services frontaliers du Canada : modèle proposé par le CCR. ccrweb.ca/sites/ccrweb.ca/files/ccr-cbsa-accountability-model-fr.pdf [3] [4] [5][Site Web indépendant]. The OPCAT Project in Canada. canadaopcatproject.ca [2]