Quand on pense aux personnes migrantes abusées aux frontières ou détenues avec des problèmes de santé, à leurs enfants détenus avec elles, aux personnes ainées déracinées de leur milieu familial ou encore aux enfants abandonnés, on pense à des personnes vulnérables, à des personnes brisées – on pourrait allonger la liste, y ajouter notamment les femmes autochtones subissant le racisme systémique. Cette vulnérabilité est l’expression de traumatismes amplifiant la gravité des traitements douloureux que ces personnes peuvent subir dans un système qui ignore leurs blessures.
Récemment, dans le numéro de septembre 2020 du Bulletin de l’ACAT [1], je vous ai exposé l’approche des soins sensibles aux traumatismes, mieux connue du côté anglo-saxon, l’approche du trauma-informed care. Cette vision des soins a suscité une littérature abondante qui établit différents cadres de lecture et d’intervention. Dans le présent article, je souhaite présenter le cadre élaboré à l’Université Harvard [2] et l’utiliser afin de repérer la souffrance issue de mauvais traitements. Cela pourra être utile aux lectrices et lecteurs qui souhaitent comprendre les mauvais traitements, ainsi qu’aux intervenantes et intervenants œuvrant avec des personnes ayant subi des mauvais traitements et qui demeurent bien souvent silencieuses.
Examinons dans un premier temps la définition de « mauvais traitements » retenue par l’ACAT Canada. Notre principal instrument de travail, la Convention contre la torture et les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, considère la torture selon quatre critères : la souffrance aigüe, infligée par un agent du gouvernement (ou avec son consentement exprès ou tacite), avec l’intention de l’induire, pour des fins particulières (soutirer des renseignements, maintenir dans un état de soumission ou discriminer, par exemple). Quant aux peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la convention les définit moins explicitement, mais souligne que tout État partie « s’engage à interdire dans tout territoire sous sa juridiction d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture telle qu’elle est définie à l’article premier lorsque de tels actes sont commis par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite ».
En raison de cette non-définition dans la convention, les « actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture », autrement dit les « mauvais traitements », sont difficiles à cerner; tout ce qu’on sait, c’est qu’ils sont aussi infligés par un agent gouvernemental ou avec sa complicité. Cependant, une chose est certaine, les mauvais traitements sont souvent subis par des personnes déjà meurtries, déjà atteintes de traumatismes multiples. L’analyse doit permettre de situer la vulnérabilité de la personne visée, cette vulnérabilité étant au cœur des mauvais traitements. En effet, ceux-ci n’auront pas le même impact sur un être résilient, dont les traumatismes sont guéris.
Considérons maintenant les traumatismes en tant que résultat des « actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Mon but ici est de proposer un cadre compréhensif des mauvais traitements.
Les traumatismes sont classifiés selon leur complexité, mais surtout selon les effets qui perdurent chez les personnes. Le Harvard Program in Refugee Trauma a élaboré un modèle qui peut servir de cadre de compréhension des traumatismes des personnes réfugiées, mais aussi s’appliquer aux personnes vulnérables en raison d’autres causes. Il se fonde sur le récit des traumatismes vécus. Ce modèle comporte cinq dimensions, les « H5 » (Human rights, Humiliation, Healing, Health Promotion et Habitat) : les droits humains, l’humiliation, la guérison, la promotion de la santé et l’habitat [3]. Il éclaire des dimensions qui sont touchées par les traumatismes et par lesquelles les intervenants peuvent agir pour aider la personne réfugiée à reprendre le contrôle sur sa vie. Nous aborderons ces H5 dans une lecture croisée qui tente de cerner l’impact de leur absence et leur incidence quand ils soutiennent le repérage de mauvais traitements.
H1. Les droits humains ont été bafoués et les personnes s’enfuient de leur pays pour retrouver une certaine sécurité. Toute violence atteint la dignité humaine et est dénoncée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans une approche de soins sensibles aux traumatismes, il est important de considérer la persécution, les conditions de déplacement et de vie dans les camps de réfugiés. Pour notre préoccupation, une grande partie de cette violence provient de la fermeture des frontières, offrant un terrain fertile pour les abus de personnes dorénavant sans domicile fixe. Ce modèle est intéressant pour le lien établi entre le déni des droits humains et l’absence d’accès aux soins adaptés.
H2. L’humiliation est l’arme primordiale pour traumatiser une personne. Les traumatismes se nourrissent de l’humiliation. Le sentiment de honte, commun aux personnes qui ont subi des traumatismes, peut trouver son dénouement à travers l’écoute empathique d’un praticien de soins sensibles aux traumatismes ou de toute personne ou organisme, comme l’ACAT, qui doit travailler avec ces personnes sur divers plans et qui choisit une approche sensible. Il est difficile de cerner qu’une personne a subi de mauvais traitements, puisque la honte est silencieuse.
H3. La guérison peut survenir lorsque les traumatismes sont identifiés et entendus. C’est le cœur de l’approche des soins sensibles aux traumatismes. La reconnaissance des traumatismes passe par leur récit douloureux, ce qui s’ajoute au prisme des mauvais traitements qui sont, bien souvent, inexprimables. Dans sa vulnérabilité, la personne qui a subi des mauvais traitements peut toutefois guérir à partir du moment où son récit l’engage dans une posture personnelle sensible à son propre traumatisme.
H4. La promotion de la santé échoue lorsque la personne perd ses repères et « se laisse aller ». Dans le contexte de la migration, il n’est pas rare de trouver la personne démunie de services de santé. Or il a été observé par les chercheurs de Harvard que la promotion de la santé en elle-même peut réduire considérablement les symptômes engendrés par les traumatismes complexes. Elle comprend l’alimentation, l’activité physique, la méditation, la réduction du stress et des changements de style de vie, qui permettent de soigner les impacts des traumatismes se traduisant en trouble de stress posttraumatique (TSPT). Les mauvais traitements qui laissent des traces psychologiques dénient totalement la promotion de la santé.
H5. L’habitat comprend l’environnement de la personne, tant son habitation que son milieu de vie. Les mauvais traitements se produisent principalement dans un espace qui n’est pas l’habitat de la personne, un espace de privation de liberté. Une approche de soins sensibles aux traumatismes tiendra compte de cette dimension en aidant la personne à recréer son habitat afin de regagner sa sécurité.
Autre fait intéressant, pour dénouer le cercle vicieux des traumatismes, les H5 se basent sur le récit des traumatismes. Pour encourager ce récit, quatre étapes sont proposées : a) l’énonciation de la brutalité, b) l’exploration du sens culturel de la violence pour la personne ayant vécu les traumatismes, c) la croissance posttraumatique qu’engendre le ré-enchantement du monde soutenu par le développement spirituel et, enfin, d) la relation entre la personne qui écoute et le conteur ou la conteuse d’un récit qui s’enrichit à mesure qu’il se déploie et se répète – il semble y avoir une clé de libération dans l’écoute du récit qui se répète et se complète dans une relation de confiance. Le récit actualise des faits innommables, dont la distance entre eux et le récit s’accentue au fil de l’énonciation. En y plongeant, le conteur se distancie de l’expérience. En psychanalyse, le récit symbolise l’expérience [4]. Cela se concrétise dans une relation positive entre le conteur ou la conteuse et la personne qui écoute différemment quand celle qui raconte est nommée « survivante » au lieu de « victime ». Ce changement de signifiant transforme entièrement la posture de la personne qui écoute et qui entend la souffrance d’une survivante ou d’un survivant – la guérison, dans cette approche, prend forme lorsque la personne qui écoute reflète la victoire du conteur ou de la conteuse, plutôt que sa défaite.
Pour alimenter une meilleure compréhension des mauvais traitements, le modèle élaboré à l’Université Harvard fournit des dimensions à retenir : les mauvais traitements bafouent les droits humains; ils créent de la honte; ils sont cependant guérissables, entre autres par l’adoption de principes de promotion de la santé et par l’attention portée au milieu de vie de la personne survivante.
Comparativement à la torture, les mauvais traitements constituent de la « petite » violence. Ils sont toutefois plus répandus que la torture elle-même, on les retrouve autant dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. Si la torture est pratiquée dans la moitié des pays du monde, les mauvais traitements sont pratiqués dans la majorité des pays, parfois sous le couvert de la négligence institutionnelle. Au Canada, on peut citer, par exemple, la maltraitance des personnes vulnérables, qu’elles soient ainées, handicapées ou enfants, les mauvaises conditions de vie des personnes détenues vivant avec des problèmes de santé, auxquels le système correctionnel peine à répondre en raison d’un manque de ressources, ainsi que le traitement réservé aux Autochtones, qui portent une histoire de domination de leurs peuples discriminés par le système colonial.
La violence étatique, aussi faible soit-elle, doit être éradiquée. Et des grilles de lecture comme les H5 nous aident à la repérer plus facilement. Par exemple, les personnes ainées en détention ne disposent pas des ressources nécessaires à leur confort (soins de santé continus, chaises et matelas adaptés, rampes d’accès pour les marchettes, etc. [5]). On peut alors lire une situation où leurs droits n’équivalent pas ceux qu’on retrouve à l’extérieur des murs, où leur état de dépendance est humiliant (et dégradant), où l’attitude d’autocompassion menant à la guérison du traumatisme causé par la situation est impossible tant que les conditions de vie demeurent inchangées, où le système ne promeut pas la santé et où leur habitat est une institution froide n’incitant pas le sentiment de sécurité. Les manquements observés dans les cinq dimensions du modèle H5 de l’Université Harvard indiquent une situation de mauvais traitements.
Il s’avère donc primordial de créer des lieux de refus de la victimisation par l’attention portée aux récits des personnes qui survivent aux traumatismes. À ce titre, l’ACAT Canada diffuse ces récits inénarrables enfin racontés. Et, notamment, elle contribue financièrement à l’atelier Guérison des mémoires, tenu annuellement par le Centre de services en justice réparatrice (CSJR). Cet espace de prise de parole présente une méthode qui soutient le récit des personnes survivantes, leur donnant la possibilité de briser enfin le silence, et de guérir. Si vous connaissez une personne survivante de traumatismes causés par des mauvais traitements, contactez-nous pour qu’on lui réserve une place dans le prochain atelier.
Réflexion de Nancy Labonté, coordonnatrice
Sources
Harvard Program in Refugee Trauma, Massachusetts General Hospital et Harvard Medical School. 2014. The New H5 Model Trauma and Recovery: A Summary. www.nasmhpd.org/sites/default/files/THE_NEW_H5_MODEL_TRAUMA_AND_RECOVERY.pdf [2] [3]
Labonté, Nancy. 2019. La dignité des personnes détenues âgées ou mourantes. Sur le site de l’ACAT Canada. acatcanada.ca/la-dignite-personnes-detenues-agees-mourantes/ [5]
Labonté, Nancy. 2020. Lecture du Manuel sur les traumatismes dans l’angle de la torture et des mauvais traitements. Sur le site de l’ACAT Canada. acatcanada.ca/manuel-sur-les-traumatismes/ [1]
Viñar, Marcelo N. 2005. La spécificité de la torture comme source de trauma. Le désert humain quand les mots se meurent. Revue française de psychanalyse, 2005/4 (vol. 69), p. 1205-1224. www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-4-page-1205.htm [4]