L’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) milite depuis plus de 35 ans dans un esprit œcuménique et imprégné d’une vision de la justice sociale qui incarne ce que certains nomment le christianisme social. En quoi consiste cette mouvance sociale du christianisme ?

Nous pouvons dire qu’il y a « des christianismes », un peu comme on catégorise les positions politiques. La mouvance sociale du christianisme est progressiste. Ancrée dans l’Évangile, elle constitue une perspective quelque peu radicale, qui reprend les paroles des prophètes pour la justice et la paix dans un contexte impérialiste tissé d’oppressions. À l’époque biblique, Jésus prêchait sous l’occupation romaine, où il a été torturé et condamné à mort à l’âge de 33 ans. Ses prédications abordaient l’amitié, la compassion, la générosité, l’amour, la guérison du cœur ou même la paix du royaume de Dieu. Souvenons-nous des soldats romains qui demandèrent à Jean le Baptiste ce qu’ils devaient faire pour effacer leurs fautes. Celui-ci leur répondit : « Ne brutalisez personne » (Luc 3, 14, Traduction Bayard).

Au Québec, le christianisme social voit son éclosion au début du XXe siècle avec des initiatives visant à soutenir les ouvriers, les pauvres et les malades, et à enrichir la culture canadienne-française. Naissent alors les premiers mouvements coopératifs, comme les Caisses populaires ou la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, et des institutions comme la Bibliothèque de Montréal ou les écoles publiques gratuites. Cela se poursuivra tout au long de ce siècle marqué par les grandes guerres mondiales et, ici au Québec, notamment par la grève de l’amiante à Asbestos. L’idéologie de solidarité sociale en faveur du progrès des Canadiens français, opprimés par l’impérialisme anglais et l’industrialisation, source d’un capitalisme sauvage, constitue une trame de fond qu’on peut aujourd’hui identifier comme celle d’une mouvance sociale du christianisme. Au XXIe siècle subsistent toujours des traces de cet engagement social, qui s’est affranchi quelque peu de l’Église catholique avec des mouvements œcuméniques qui, dans la foi en        Jésus Christ, s’unissent pour des causes communes. À ce titre, l’ACAT Canada est membre du Réseau œcuménique Justice, Écologie et Paix (ROJEP), qui rassemble des organismes chrétiens engagés dans une réflexion concertée pour transformer le monde dans la ligne des paroles de Jésus : « […] chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40, TOB).

Le 4 octobre dernier, à l’occasion de la fête de saint François d’Assise, le pape François lançait Fratelli Tutti (Tous frères), une encyclique sur la fraternité et l’amitié sociale. S’inspirant notamment de grands humanistes comme Martin Luther King, Desmond Tutu, Gandhi ou même le musulman Ahmed el-Tayeb, avec qui il a signé en 2019 une déclaration commune sur la fraternité humaine, François publie ici une encyclique qui marque, non sans attirer des critiques, la mouvance sociale du christianisme. Rassemblant des idées tout aussi diverses que l’abolition de la peine de mort, la dignité des femmes et l’individualisme actuel, le Pape proclame des appels à l’action qui engagent tous les humains à s’unir contre les effets déshumanisants des grandes puissances étatiques ou des grandes entreprises. Malgré la richesse matérielle du Vatican, ce Pape se positionne fermement dans le christianisme social :

Reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies. Cela exige la décision et la capacité de trouver les voies efficaces qui les rendent réellement possibles. Tout engagement dans ce sens devient un exercice suprême de la charité. En effet, un individu peut aider une personne dans le besoin, mais lorsqu’il s’associe à d’autres pour créer des processus sociaux de fraternité et de justice pour tous, il entre dans « le champ de la plus grande charité, la charité politique » [1, par. 180].

L’ACAT est un « processus social de fraternité ». Plusieurs de ses membres et sympathisants font le lien entre leur foi et leur engagement social. « Tous s’entendent aussi sur ce que cette action pour la justice se fait en collaboration étroite, ouverte et confiante avec des personnes non croyantes, agnostiques ou rattachées à d’autres religions » [2]. Notre préoccupation pour la dignité humaine nous unit et s’inscrit en solidarité profondément enracinée dans une spiritualité de l’engagement social. Le père Gabriel Villemure, instaurateur de l’ACAT au Canada, parle de la prière dans l’action et de l’action dans la prière. Pour lui, on ne peut être à la fois chrétien et en même temps endosser la violence que subissent les plus vulnérables. Ce qui fait écho à un ouvrage collectif sur la mouvance sociale chrétienne :

De la chair vive de l’humanité montent des cris qui atteignent la conscience, provoquent l’indignation et rendent impérative la nécessité d’agir pour changer l’ordre des choses. Impossible de voir à l’œuvre les forces de déshumanisation sans réagir, sans être convoqué à l’action transformatrice [3, p. 21].

Réflexion de Nancy Labonté, coordonnatrice

Sources

Baroni, Lise, Michel Beaudin, Céline Beaulieu, Yvonne Bergeron et Guy Côté. 2011. L’Utopie de la solidarité : contribution de la mouvance sociale chrétienne. Éditions Paulines [3]

Centre Justice et Foi. 2019. Qu’est-ce que le christianisme social. cjf.qc.ca/centre-justice-et-foi/quest-ce-que-le-christianisme-social/ [2]

Pape François. 2020. Fratelli Tutti. www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20201003_enciclica-fratelli-tutti.html [1]