Même sous la responsabilité du Directeur de la protection de la jeunesse (la DPJ), plusieurs enfants sont décédés dans les dernières années à la suite de mauvais traitements. Or, quand des enfants subissent des mauvais traitements physiques ou psychologiques, des abus sexuels ou de la négligence grave, il faut s’empresser d’agir, avant qu’il ne soit trop tard.
Les décès d’enfants survenus sous la responsabilité de la DPJ révèlent des déficiences dans le système d’intervention visant la protection des enfants contre les mauvais traitements. Nous débuterons cette réflexion en évoquant les décès de trois enfants survenus au Québec au cours des dernières années. Nous présenterons ensuite une lecture sommaire d’un des chapitres du rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent (Commission Laurent), document paru au début de mai 2021 et qui remet en question tout le système de protection de la jeunesse.
La Commission Laurent [1] a été créée en 2019 dans la foulée du décès d’une petite fille de Granby (surnommée Ti-Lilly par la commissaire). Le 30 avril 2019, « morte des suites de mauvais traitements subis à répétition, alors que son cas était connu depuis des années du Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) de l’Estrie » [2], cette fillette de sept ans, martyrisée, deviendra l’emblème des problèmes systémiques de la DPJ et de son inertie connue de tous. La Commission des droits de la personne et de la jeunesse (CDPDJ) publiait en août 2020 un communiqué dans lequel sa vice-présidente dénonçait l’incurie gouvernementale dans ce dossier [3].
Autre exemple : l’affaire de Rosalie Gagnon, dans la région de la ville de Québec, où une mère a poignardé son enfant puis jeté le cadavre dans une poubelle, le 18 avril 2018. La DPJ connaissait l’état précaire des conditions de vie de la mère, Audrey Gagnon, qui s’est retrouvée à la rue avec sa fille alors âgée de deux ans. Selon la CDPDJ, « l’enquête a effectivement démontré qu’une incompréhension du rôle, du mandat et des attentes, entre la DPJ et la maison d’hébergement, a occasionné des problèmes de collaboration et de transmission d’informations essentielles à la protection de cette enfant » [4]. En effet, à bout de ressources, la mère et l’enfant sous la surveillance de la DPJ ont été hébergées dans une maison pour les femmes violentées. À la suite d’une violente dispute avec une intervenante, la mère a été expulsée. Toutefois, la maison n’a pas contacté la DPJ pour signaler la situation d’itinérance de l’enfant et de sa mère. Faute de suivi, la DPJ a lui aussi manqué de vigilance pour protéger cette enfant, alors qu’il savait la mère dépressive, toxicomane et en situation précaire [5], et a ainsi failli à son devoir de protection de la jeunesse.
Enfin, le 26 mars 2020, à la suite d’un signalement reçu près de trois mois plus tôt, la DPJ a visité une famille dont les quatre enfants vivaient dans des conditions insalubres. Lors de cette intervention, le placement des enfants de six et deux ans, et des jumelles de six mois, a été décidé immédiatement. Néanmoins, les intervenants de la DPJ ont dû s’absenter pour organiser leur transfert en famille d’accueil. « Ils ont découvert à leur retour que l’enfant de deux ans était inanimé et ont appelé la SQ [Sûreté du Québec] » [6]. Plusieurs facteurs sont en cause dans cette affaire : la négligence de la DPJ devant des enfants « avec des infections de la peau et de la tête » [7], qui auraient dû faire l’objet d’un appel d’urgence au 9-1-1 pour une ambulance ; le délai de traitement du signalement de près de trois mois ; le possible « oubli » de cette famille autochtone en raison de la discrimination ; et l’augmentation de la violence familiale durant le confinement lié à la pandémie (soulignée par la Commission Laurent le jour même).
Selon une experte, tous les décès rapportés par la DPJ sont le fruit d’abus de violence physique, et les intervenantes ne sont pas suffisamment formées pour les détecter [8]. C’est là un des constats du rapport final de la Commission Laurent. Celui-ci souligne également, en plus des besoins en formation, l’épuisement des intervenantes, une Loi sur la protection de la jeunesse qui ne permet pas toujours une défense efficace des droits des enfants, le nombre beaucoup trop élevé de familles en situation de vulnérabilité, le placement des enfants jusqu’à majorité qui n’assure pas leur stabilité, le fait que les enfants ne sont pas écoutés, les règles de confidentialité qui constituent un frein à la collaboration entre les intervenants, un financement déficient à tous les niveaux, etc.
Le rapport final de la Commission Laurent [9] est organisé autour de phrases clés, autant de « recommandACTIONS » globales sous lesquelles sont détaillés des constats et des recommandations précises. On peut ici reprocher à la Commission de ne pas avoir inclus dans son rapport final des exemples concrets pour illustrer les constats.
Les cas concrets présentés plus haut dans le présent article illustrent la problématique du signalement. C’est pourquoi nous nous attarderons maintenant au chapitre 4 du rapport : « Améliorer l’intervention en protection de la jeunesse ».
Pour traiter les signalements, une personne membre d’un ordre professionnel devrait être désignée. Pour l’instant, cette responsabilité revient à des techniciennes en travail social. Celles-ci sont utiles à d’autres niveaux, mais pour l’évaluation des traitements infligés à un enfant, un degré supérieur de rigueur clinique s’avère nécessaire. De plus, en observant la chaîne de travail de l’intervention en protection de la jeunesse, la Commission Laurent a constaté que, dans de nombreux cas, la grille d’analyse prescrite par la Loi sur la protection de la jeunesse n’avait pas été utilisée.
Dans toutes les situations signalées, il ne faut pas négliger d’aider les parents. Même si la situation n’exige pas de protection immédiate, les ressources du milieu doivent être mises en valeur par la DPJ et même agir comme ses partenaires.
Lors d’une intervention en protection, le témoignage de l’enfant est primordial pour analyser les besoins. Mais tous les intervenants qui entourent cet enfant sont aussi utiles. Dans un esprit de concertation, une Entente multisectorielle entre cinq ministères (la Santé et les Services sociaux, la Justice, la Sécurité publique, l’Éducation, de même que le ministère de la Famille et de l’Enfance) a été établie en 2001 relativement aux signalements de maltraitance des enfants. Elle vise « une réponse adéquate, continue et coordonnée aux besoins d’aide et de protection » [10] des enfants. Or l’impact de cette entente n’a pas été évalué. Sa mise en œuvre semble être entravée par des problèmes de communication. Il faut changer les habitudes en profondeur. La Commission Laurent propose aussi d’assouplir, entre autres, les règles régissant la confidentialité entre les partenaires.
La situation est grave lorsqu’on doit instruire un gouvernement au sujet des enfants afin qu’il les respecte dans leur dignité ! Avions-nous besoin de Régine Laurent pour décider de (bien) mettre en œuvre l’Entente multisectorielle ou pour « prioriser les signalements en fonction de l’urgence de la situation et des besoins de protection des enfants » ?
Ce rapport de 552 pages axé sur les solutions démontre à quel point la situation est problématique. Si autant de pages s’avèrent nécessaires pour illustrer ce qu’est la bientraitance des enfants par un gouvernement, on peut imaginer les horreurs non dites qui ont motivé à poursuivre les travaux de la Commission. Nous l’avons vu sur le plan du signalement au chapitre 4 du document et à propos des problèmes liés à l’évaluation de la situation en revisitant trois cas vécus.
Personnellement, j’éprouve de la honte devant ce spectacle. Combien de décès encore avant que ne soient appliquées les recommandations du rapport de la Commission Laurent ? Et n’oublions pas la souffrance de tous ces enfants dont les mauvais traitements n’entraînent pas nécessairement la mort.
Réflexion de Nancy Labonté, coordonnatrice
Sources
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. 2019. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse émet des recommandations dans le dossier d’une enfant décédée à Québec en 2018 : www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/la-commission-des-droits-de-la-121 [4]
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. 2020. Enfant décédée à Granby en 2019 : des manquements à toutes les étapes du processus : www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/enfant-decedee-granby-en-2019-des-manquements-toutes-les-etapes-du-processus [3]
Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, sous la présidence de madame Régine Laurent (Commission Laurent). Site web : www.csdepj.gouv.qc.ca/accueil [1]
Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse. 2021. Rapport final : www.csdepj.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Rapport_final_3_mai_2021/2021_CSDEPJ_Rapport_version_finale_numerique.pdf [9] [10] [11]
La Presse. 2020. Décès d’un enfant suivi par la DPJ à Joliette : www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2020-03-28/deces-d-un-enfant-suivi-par-la-dpj-a-joliette [6]
La Tribune. 2020. DPJ : certains signes d’abus ne trompent pas : www.latribune.ca/actualites/dpj-certains-signes-dabus-ne-trompent-pas-b6e44263a1162092256e7afd9336d11a [8]
Le Droit. 2020. Décès de la fillette de Granby : rapport dévastateur sur l’inertie de la DPJ : www.ledroit.com/actualites/justice-et-faits-divers/deces-de-la-fillette-de-granby-rapport-devastateur-sur-linertie-de-la-dpj-a4e168c9c1a5bd1d7fc1abc432202561 [2]
Radio-Canada. 2020. Mort d’un bébé à Joliette : la Commission des droits ouvre une enquête : ici.radio-canada.ca/nouvelle/1689801/mort-bebe-joliette-commission-droits-enquete-dpj [7]
TVA Nouvelles. 2020. Enquête publique sur le décès de la petite Rosalie : la Maison Marie-Rollet et la DPJ se lancent la balle : www.tvanouvelles.ca/2020/12/11/enquete-publique-sur-le-deces-de-la-petite-rosalie-la-maison-marie-rollet-et-la-dpj-se-lancent-la-balle-1 [5]