La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) est parfois vue comme un credo, certains la brandissent comme le Décalogue du 20e siècle. Elle est gravée dans notre culture occidentale, comme certains adages bibliques. Le 10 décembre, on célèbre les droits humains lors de la journée internationale de commémoration de l’adoption de la DUDH par l’Assemblée générale des Nations unies en 1948. Pourtant, les pratiques qui l’entourent portent un drame : la Déclaration n’est pas mise en œuvre comme on l’avait espéré. À l’occasion de ce 71e anniversaire, pensons plus particulièrement aux victimes, aux personnes survivantes et aux témoins de ce drame.

En tant que théologienne et coordonnatrice de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), je propose ici une réflexion personnelle qui fait écho à l’identité œcuménique de l’organisme. Il s’agira d’observer le système des pratiques entourant la DUDH, pour l’interpréter dans sa dimension théologique. J’emprunterai des outils de la méthode de praxéologie pastorale, élaborée entre autres par Jean-Guy Nadeau [1]. Afin de situer mon point de vue, je tiens à préciser que c’est le Dieu de Spinoza qui m’intéresse : « […] un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » [2].

Je débuterai en scrutant l’élaboration du système de pratiques en fonction des réalités, de l’identité des personnes, du rapport à l’autre, des collectivités et, enfin, de l’éthique [3]. Ces observations nous guideront vers le lieu du drame de la DUDH. Je passerai alors par la Bible, à la recherche de paroles préfigurant les articles la DUDH, afin d’en amorcer une interprétation théologique. Le retour de cette spirale formulera un possible dénouement du drame qui, en schématisant le système de pratiques, ouvrira le chemin de son évolution.

Observation des pratiques

En fonction de quoi et de qui le sens des pratiques qui entourent la DUDH s’élabore-t-il ?

Les réalités : La première réalité est constituée de la DUDH elle-même et de ce qu’elle dit. Ensuite, il y a le lieu de l’incarnation de la DUDH – le terrain où elle est mise en œuvre ou non. Des informations sur la mise en œuvre de la DUDH sont disponibles en ligne, dispersées à travers la documentation des pays, des organisations de la société civile, des organisations régionales ou internationales, et dans les différents médias qui forgent nos opinions.

L’identité des personnes : Le texte de la Déclaration est clair et reconnaît dès le départ, dans son Préambule, « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine ». La DUDH s’ouvre donc avec les personnes, qu’elle désigne comme membres d’une famille nommée humaine, et leur dignité. Et cette dignité appartient aussi aux victimes, aux survivants et aux témoins. De l’autre côté du miroir, il y a la fonction horrifiante de l’identité étatique des transgresseurs de la Déclaration, bourreaux ou autres acteurs pour qui la dignité n’a aucune signification. Enfin, il y a les personnes qui ignorent même ces droits. Malgré la déclaration dite « universelle » des nations, ce sont des personnes qui sont à la source de la mise en œuvre, ou non, de la DUDH.

Le rapport à l’autre : Les diverses pratiques entourant la DUDH impliquent différents rapports entre les acteurs, qu’ils soient du côté de la dignité humaine ou du côté du rôle que les nations jouent dans ce drame. On peut défendre les droits humains et la dignité, ou on peut les ignorer. Ou encore, pendant que des nations peuvent transgresser cette déclaration, des personnes peuvent souffrir d’une atteinte à leur dignité.

Les collectivités : Parmi les collectivités impliquées dans ces pratiques, il y a les agents étatiques formant le gouvernement, les personnes et organisations de la société civile, les organisations régionales ou internationales, et enfin les groupes d’opinions, formés en réaction à la diffusion médiatique.

L’éthique : Au fondement des principes de la DUDH se trouve la Charte des Nations unies, par laquelle les peuples ont proclamé leur foi « dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et […] se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ». Il s’agit d’une éthique relationnelle entre les membres de la famille humaine et les nations.

Lieu du drame de la DUDH

Cette Déclaration dite « universelle », vieille de 71 ans, est sacro-sainte dans l’esprit de ses défenseurs. Pourtant, les transgressions sont trop nombreuses et donnent lieu à un questionnement. Pourquoi ne pas simplement respecter ces droits humains ?

Pour entamer une théologie de la révélation de Dieu dans les pratiques humaines, je chercherai la source éthique du drame dans les temps anciens, parce qu’à l’instar des articles de la DUDH, on ne respecte toujours pas les adages bibliques. Ces citations proviennent de la Nouvelle traduction de la Bible, parue chez Bayard en 2001. Ma préférence pour cette traduction vient du dépaysement qu’elle crée. J’aimerais ajouter que plusieurs tentatives d’association entre les articles de la DUDH et des versets bibliques ont été publiées [4] [5]. Elles témoignent du caractère sacré de la DUDH pour certains groupes de culture judéo-chrétienne.

Latence des articles de la DUDH dans les temps anciens

Déjà, il y a près de 3000 ans, dans le livre de l’Exode, le Décalogue impose : « Tu ne commettras pas le meurtre » (Ex 20, 13), rejoignant l’article 3 de la DUDH : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. »

Puis, dans le cinquième et dernier livre de la Torah, Moïse résume la loi au peuple et ordonne « à vos juges d’entendre vos frères en justice et de dire le droit entre deux frères ou entre l’un de ceux-là et l’immigré » (Dt 1, 16). Dans cet ouvrage de loi, on semble vouloir reconnaître la personnalité juridique de chacun en tout lieu (DUDH, art. 6), en donnant à toute personne (même l’immigré) le droit d’avoir des recours effectifs devant les juridictions compétentes contre les actes violents (art. 8).

L’article 28 de la DUDH affirme : « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet. » Cette affirmation peut trouver des échos dans l’allégorie du prophète Michée, à savoir une organisation internationale qui protégerait les droits et les libertés de la personne : « [À la maison de Yhvh, il] sera juge entre les peuples, arbitre entre les plus lointaines puissances […]. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus la guerre. Chacun vivra sous sa vigne ou son figuier sans plus personne à redouter » (Mi 4, 3).

Pour ce qui intéresse plus particulièrement l’ACAT, l’interdiction de la torture ou des peines et traitements cruels, inhumains et dégradants (art. 5), la Bible est volubile. D’une part, la crucifixion de Jésus illustre la violence de l’État à travers l’injustice, la cruauté, l’humiliation et la mort au bout de souffrances aiguës. Mais elle s’adresse aussi, d’autre part, aux acteurs du drame. Au bourreau, la sagesse de Salomon dit : « […] n’envie pas l’homme violent, ne le suis pas sur sa ligne » (Pr 3, 31). Puis, bien plus tard, des soldats demandent à Jésus ce qu’ils doivent faire pour effacer leurs fautes. Celui-ci leur répond : « Ne brutalisez personne » (Luc 3, 14). Le survivant peut appeler à la protection : « Rachète-moi de l’oppression des humains, je garderai tes directives » (Ps 119, 34). Aux défenseurs, les Proverbes affirment : « La justice profite aux nations – les gâchis déshonorent les peuples » (Pr 14, 34). Mais encore plus manifeste pour prendre la parole afin de briser la culture de l’impunité : « Ma bouche s’ouvre à ta justice » (Ps 71, 15).

Dénouer le fil du drame de la DUDH

Ces quelques exemples illustrent des textes bibliques dont on entend les résonances dans certains articles de la DUDH. Il serait tout aussi intéressant de puiser une sagesse immémoriale dans les Védas ou le Coran afin d’y trouver des germes préfigurant ces articles affirmant les droits humains et la dignité. Il faut toutefois souligner que la DUDH est vue par plusieurs comme un instrument impérialiste de l’Occident [6].

La Déclaration est-elle appliquée universellement ? La mise en œuvre des droits humains suppose de la part des pays un effort que plusieurs ne sont pas prêts à fournir. Là réside le drame du système de pratiques entourant la DUDH : sa transgression.
Pour une lecture en théologie pratique, la question se pose : où Dieu se révèle-t-il ? Nos observations sur l’élaboration des pratiques entourant la DUDH plaçaient la transgression dans l’éthique relationnelle du rapport à l’autre, qui s’incarne dans des pratiques précises : défendre, transgresser, ignorer et souffrir… C’est aussi ce qu’on retrouve dans les adages bibliques : les prophètes défendent les droits humains, qui sont pourtant transgressés et ignorés, générant de la souffrance, et le cycle se poursuit en vue d’une libération.

Depuis la nuit des temps, Dieu crée l’humain à son image (Gn 1, 27) et il le guide pour qu’il incarne la sainteté [7]. L’héritage de l’humanité porte en germe les affirmations de la DUDH. Dans le système de pratiques entourant la Déclaration, toutefois, l’expression d’une essence éternelle et infinie apporte tout de même le dénouement du drame : la vision du caractère sacré de la dignité humaine s’enracine malheureusement dans la souffrance.

Afin de représenter ce système de pratiques entourant la DUDH et de générer du sens en synthétisant nos apprentissages, je propose d’organiser les quatre pratiques mentionnées ci-dessus dans une matrice cyclique.

Devons-nous continuer d’ignorer ?

En raison de la transgression de la DUDH banalisée à l’extrême, défendre les droits humains et la dignité est interdit en plusieurs endroits. À ce titre, Germain Rukuki, au Burundi, a écopé de 32 ans de prison pour avoir travaillé au service des droits humains à l’ACAT de son pays. En Chine, ils sont des milliers à se faire torturer en raison de leurs opinions. En Égypte, comme dans un grand nombre de pays, les peuples se révoltent contre la dictature et en subissent les conséquences.

Depuis près de cinq ans à la coordination de l’ACAT Canada, j’observe la mobilisation de personnes chrétiennes engagées à défendre les droits et la dignité humaine à travers différentes actions qui touchent aussi les personnes non chrétiennes. Pour moi, cela témoigne d’une essence infinie et éternelle qui les anime contre la souffrance. Les axes d’action du plaidoyer, de la spiritualité, de l’éducation et du soutien des victimes évoluent depuis la fondation de l’organisme, il y a 35 ans.

En tant qu’organisation de la société civile, l’ACAT jouit d’une liberté de parole qui vise à débusquer l’ignorance. Pour y arriver, l’éducation constitue le meilleur antidote. Afin que la honte remonte jusqu’aux nations, il faut constamment dévoiler le drame de la transgression des droits humains. Ainsi, l’éducation aux droits humains devient un axe d’action de plus en plus important à l’ACAT, rappelant l’adage biblique qui brise la culture de l’impunité :

« Ma bouche s’ouvre à ta justice » (Ps 71, 15).

Réflexion de Nancy Labonté, coordonnatrice

Sources

Boyer, Michel. 1990. Bible et Déclaration des droits de l’homme. Publication de l’ACAT (archives) [5]

Centre d’Action Laïque de la Province de Liège. 2009. L’universalité des Droits de l’Homme en questions. mediatheque.territoires-memoire.be/doc_num.php?explnum_id=1332 [6]

De Dinechin, Olivier. 2002. Dignité de la personne : sainteté de la vie humaine. Dans La revue réformée, vol. 4, no 219. larevuereformee.net/articlerr/n219/dignite-de-la-personne-saintete-de-la-vie-humaine [7]

Nadeau, Jean-Guy. 1993. La praxéologie pastorale : faire théologie selon un paradigme praxéologique. Dans Théologiques, vol. 1, no 1. www.erudit.org/fr/revues/theologi/1993-v1-n1-theologi2880/602383ar.pdf [1] [3]

Port Saint Nicolas. S.d. Éclairage biblique sur la Déclaration universelle des droits de l’homme. www.portstnicolas.org/plage/christianisme-et-droits-de-l-homme/eclairage-biblique-sur-la-declaration-universelle-des-droits-de-l-homme.html [4]

Spinoza, Baruch. 1677. L’éthique. spinozaetnous.org/ethiq/ethiq1.htm [2]