Recension du livre Tito de Alencar (1945-1974). Un dominicain brésilien martyr de la dictature
Hélène Engel et Édith du Tertre créent l’ACAT en juin 1974, deux mois avant la mort dramatique de Tito. Le récit de sa vie invite à retrouver le visage et les cris de tous les torturés qui, en ce moment même, croupissent dans les prisons et les camps. Ce livre conforte notre action pour l’abolition de la torture et la dénonciation des traitements cruels, inhumains et dégradants qui se banalisent, y compris dans certains pays démocratiques.
Enracinement d’une vie
Né dans une famille de « cathos de gauche », proches du parti communiste, Tito découvre la pensée sociale de l’Église, la théologie de la libération et le militantisme castriste. Poète, musicien, amoureux de la vie, il est décrit comme un « ange baroque » devenu mystique et attiré par l’idéal révolutionnaire de justice sociale.
Les ouvertures de l’Église catholique provoquées par le concile Vatican II stimulent le courage de celles et ceux qui, au Brésil, refusent le coup d’État de 1964. Tito se rapproche des groupes de « résistants ». Plusieurs fois arrêté, il est atrocement torturé en 1969. Ses tortionnaires, dont le commissaire Fleury, lui affirment que, même libre, il sera brisé de l’intérieur. À 25 ans, il sort de prison et est expulsé de sa patrie. Recueilli par les dominicains de l’Arbresles, près de Lyon, Tito « vivait dans un monde à part », éprouvant sans cesse la présence de ses tortionnaires à travers des hallucinations, où il était sommé « de se rendre et d’avouer ». Seule la mort par suicide en août 1974 lui permet d’échapper à la folie que Fleury avait mise en lui cinq ans auparavant.
Des chrétiens interpellés
De nombreux religieux et religieuses français ont eu connaissance de ce drame et ont accueilli la proposition de l’ACAT naissante comme un chemin spirituel, solidaire de toutes les victimes de la torture. La lutte ne se limite pas au domaine des idées ni à celui du combat politique. Les paroles de Tito et son chant désespéré, portant le cri de tous les torturés du monde, ont contribué au développement de l’ACAT. Le martyre de Tito a joué un rôle important dans la création d’un réseau de 200 monastères en France, aux côtés de l’ACAT, et dans la réflexion théologique proposée à ceux et celles qui s’engagent.
Les mécanismes tortionnaires
Ce livre décrit parfaitement les mécanismes de la torture, ainsi que ses buts. Faire avouer et détruire des personnes, mais surtout terroriser un peuple tout entier à l’aide de traitements physiques ou psychiques épouvantables, ainsi que par un quadrillage systématique des populations pouvant se révolter ou aider des révoltés. Ce livre, près de 60 ans plus tard, justifie la spécificité du rôle de l’ACAT qui souhaite mobiliser les réseaux chrétiens, avec bien d’autres, dans le combat pour l’abolition de la torture et des traitements inhumains. Face aux tortionnaires qui veulent terroriser une nation tout entière, il convient que des groupes, appartenant à des familles spirituelles ou politiques très différentes, se montrent unis dans une même résistance.
Dialogue avec un tortionnaire
En 1977, des résistants brésiliens demandèrent à l’ACAT d’écrire à une vingtaine de policiers. Pourquoi l’ACAT ? Parce que ces tortionnaires prétendaient torturer et défendre leur nation au nom de la foi chrétienne. Même si elle accueillait cette requête avec beaucoup de scepticisme, l’ACAT se devait d’y répondre. Les Brésiliens nous avaient fourni un modèle de lettre, que j’ai moi-même signée. Nous y dénoncions la pratique de ces tortionnaires et affirmions de plus que le lien avec la foi chrétienne était totalement scandaleux. Nous tentions de les interpeller à partir de leur conscience personnelle d’êtres humains et de croyants. Sans doute étions-nous naïfs ! Nous affirmions : « Je vous considère comme les ennemis du peuple et non mon ennemi… Je crois que vous pouvez vous régénérer. Nous tenons à vous dire que nous avons pleinement conscience d’appartenir, comme vous, à la même race humaine. »
Nazisme et torture au Brésil
Contre toute attente, nous avons reçu une réponse du commissaire Fleury, le bourreau de Tito, en date du 9 novembre 1977. Après des propos injurieux, le tortionnaire affirmait : « J’ai les pieds sur terre et la tête à hauteur du monde, et non pas dans les nuages… Je cherche à défendre la société contre ceux qui au nom d’un idéal s’arrogent, dans leur combat de tous les jours, le droit de tuer des innocents… »
Le commissaire Fleury nous racontait une histoire : « Un aigle couvait des œufs et ce furent des poussins qui sortirent de l’œuf. Désespéré, il fut tenté de les dévorer. Après réflexion, la pitié l’emporta, espérant qu’un jour, du bataillon des poules myopes et caquetantes, surgirait un petit aigle pour les accompagner. » Fleury se comparait à l’aigle défendant la populace brésilienne contre les menaces du communisme international. Ce conte, rédigé par William Reich, auteur d’origine allemande réfugié aux États-Unis, décrivait les mécanismes nazis de supériorité et de déshumanisation. Trente ans plus tard et à 8 000 km de distance, le nazisme habitait la philosophie du tortionnaire brésilien des années 1970-1980 !
En 1979, le commissaire Fleury se noya « accidentellement » au cours d’une partie de pêche.
Éduquer au refus de toute déshumanisation
Fleury écrivait en post-scriptum à sa lettre : « Je dois vous avouer que je ne crois pas que nous soyons de la même race humaine […]. »
Dans tout geste de torture se réalise une déshumanisation. L’étiquette collée sur l’opposant permet au tortionnaire de le « tordre », puisqu’il n’est plus un être humain. Pour Fleury, les membres de l’ACAT comme les personnes qu’il torturait n’étaient plus des personnes humaines. Il devenait alors possible de les mépriser et de les torturer, sans état d’âme et sans hésitation.
Cette triste fable a permis à l’ACAT, dans les années 1980, d’élaborer un programme d’éducation aux droits de l’homme dans tous les lieux d’enseignement, de catéchèse, de formation. Le ministère belge de l’Éducation nationale a édité et commenté ces deux lettres, pour le même usage. Dans le journal Le Monde des 8 et 9 janvier 1978, l’éditorialiste Pierre Viansson-Ponte, concluait : « Étranges documents que ces deux lettres qui jettent de singulières lueurs sur l’état d’esprit du tortionnaire, dépassant évidemment le cas du commissaire Fleury et la situation du Brésil. »
Oui, ce livre parle, aujourd’hui encore, aux membres de l’ACAT !
Guy Aurenche, avocat honoraire,
prés. de l’ACAT France de 1975 à 1981, prés. d’honneur de la FIACAT,
auteur de Droits humains, n’oublions pas notre idéal commun. Paris : Temps Présent. 2018
Source
Duarte-Plon, Leneide, et Clarisse Meireles. 2020. Tito de Alencar (1945-1974). Un dominicain brésilien martyr de la dictature. Paris : Éd. Karthala