Un calcul diplomatique égoïste sans égard aux risques de torture pour les prisonniers politiques

L’affaire Huawei, épisode de tension entre la Chine et le Canada, a éclaté lors de l’arrestation en sol canadien de Mme Meng Wanzhou, deuxième tête dirigeante de Huawei, et de sa potentielle extradition aux États-Unis pour avoir fait le commerce de produits avec l’Iran, pays toujours sous embargo. À la suite de cette affaire, en guise de représailles contre le Canada, la Chine a pratiqué de nombreuses arrestations de Canadiens et de Canadiennes. Or, il n’existe aucun traité bilatéral de transfert de délinquants entre le Canada et la Chine pouvant garantir aux prévenus leur sécurité juridique. Les relations diplomatiques tendues offrent peu d’espoir à ceux dont la « chaise du tigre » sera le prochain calvaire. Il faut le rappeler aux fidèles lecteurs du Bulletin de l’ACAT Canada : la Chine pratique la torture de façon systématique dans toutes ses prisons. Ce court texte de réflexion portera sur les lacunes en matière de traité de transfert international de délinquants entre le Canada et la Chine, pour protéger les Canadiens et Canadiennes de la torture.

L’arrestation de la fille d’une des familles les plus influentes de Chine

Meng Wanzhou est arrêtée le 1er décembre, lors d’une escale à Vancouver entre deux vols internationaux [1]. Âgée de 46 ans et titulaire d’une maîtrise en gestion de l’Université des sciences et technologies de Huazhong, elle est la fille de Ren Zhengfei, un ancien militaire, dirigeant de l’une des plus grosses entreprises en télécommunications de Chine et membre du Parti communiste, ce qui lui confère une influence non négligeable sur les membres du parti de Xi Jinping. Pour sa part, la mère de Meng Wanzhou est la fille du très puissant vice-gouverneur de la province du Sichuan [2].

La dirigeante de Huawei est accusée d’avoir enfreint l’embargo américain avec l’Iran, en usant de stratégies de contournement, et d’avoir brisé le secret industriel avec deux filiales du géant américain en télécommunication, T-mobile, dont elle est membre du conseil d’administration [3].

La stratégie diplomatique du Tigre : calculs égoïstes, intérêts des membres du Parti communiste et instrumentalisation des droits de la personne

En réponse à l’arrestation de Meng Wanzhou, le Parti communiste a décidé d’appliquer la stratégie de nouvelle gouvernance mondiale, née des suites d’un siècle d’humiliation de la Chine par le Japon [4]. Cette stratégie diplomatique, basée sur la loi du plus fort et sur des calculs égoïstes, a pour objectif de faire chanter le gouvernement canadien par des embargos économiques et une stratégie de monnaie d’échange. Elle se traduit, pour le moment, par des arrestations de Canadiens et des boycottages sur les importations de produits canadiens.

Les arrestations arbitraires récentes de plusieurs Canadiens en Chine ne sont probablement que le début. Elles auront sans doute pour effet de dissuader les investisseurs, qui craindront d’être victime d’abus dans le processus judiciaire, de détention préventive abusive, de torture ou de mauvais traitements, dans le but d’obtenir des aveux ou de pratiquer la propagande du Parti.

En raison des exemples passés et des rapports accablants de nombreux organismes, le bilan peu reluisant de la Chine laisse croire que les citoyens canadiens détenus arbitrairement sont à risque de torture.

Comment garantir la sécurité juridique des personnes prévenues en Chine ?

Il faut le dire, Justin Trudeau ne dispose pas des meilleurs outils juridiques pour négocier avec la Chine le rapatriement de ses citoyens et citoyennes. Les quinze traités bilatéraux et trois traités multilatéraux conclus par des gouvernements canadiens précédents pour les transferts internationaux de délinquants impliquent uniquement l’Inde, la Thaïlande et la Mongolie. Il y a bel et bien l’Accord consulaire entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République populaire de Chine garantissant la protection consulaire. Mais cette entente ne transpose pas toutes les dispositions des garanties judiciaires fondamentales prévues par la Convention de Vienne sur les relations consulaires, notamment l’accès immédiat aux services d’un avocat de son choix, l’obligation d’être informé immédiatement des motifs de leur détention, l’accès aux services de santé, ni la possibilité d’entrer en communication et d’obtenir le droit de visite avec leur famille. De plus, l’accord n’offre aucune garantie judiciaire assurée par la Convention contre la torture, pourtant ratifiée en 1988 par la Chine, où la torture, les mauvais traitements, les conditions de détention trop souvent atroces, les fouilles excessives et la détention préventive abusive sont pratiqués de façon systématique.

Même s’il est toutefois possible et réalisable d’effectuer un transfert de délinquant au Canada par le biais d’un accord entre centres de détention, ce type de transfert par entente administrative régi par la Loi sur le transfèrement des délinquants du Canada est applicable au cas par cas, sous réserve de l’approbation du ministre des Affaires étrangères, du Commerce international et du ministre de la Sécurité publique du Canada, de même que par le droit national chinois. Or, la Chine n’est pas particulièrement flexible en matière de transfert de détenus.

L’évolution des droits de la personne pour les ressortissants et ressortissantes du Canada : de petits pas en petits pas

Depuis les arrestations arbitraires de Canadiens en Chine à la suite de l’arrestation de Meng Wanzhou au Canada, le gouvernement Trudeau s’est doté de Lignes directrices du Canada pour le soutien des défenseurs des droits de la personne, qui n’ont toutefois aucune force de droit. Celles-ci visent à orienter les prises de décisions et les actions des fonctionnaires du gouvernement canadien dans le cadre de leurs fonctions. Les quatre directives s’inscrivent dans une stratégie de relations étrangères pour combler les lacunes juridiques en matière de droits de la personne. Voici ces directives : 1) la participation à des forums multilatéraux pour renforcer les règles et normes internationales, et la promotion d’un espace civique ouvert ; 2) la collaboration avec les autorités locales dans le cadre d’efforts diplomatiques bilatéraux ; 3) le recours au levier qu’offrent les partenariats établis avec d’autres pays, la société civile, les peuples autochtones et le secteur privé, y compris les entreprises canadiennes établies à l’étranger, et le renforcement des capacités, notamment par le financement d’organisations de défenses des droits de la personne ; et 4) la promotion d’une conduite responsable des affaires [5].

Malheureusement, ces nouvelles lignes directrices ne comblent pas les lacunes en matière de sécurité juridique des Canadiens et Canadiennes à l’étranger, et n’ont aucune force juridique contraignante. Elles transposent plutôt le rôle de protection qu’a le gouvernement canadien envers ses ressortissants et ressortissantes aux acteurs non étatiques de la société civile, comme les employeurs, les organisations non gouvernementales et les associations de protection de toutes sortes. La plupart des citoyens canadiens détenus récemment étaient des entrepreneurs voulant investir en Chine. Si les lignes directrices prônent des conduites responsables des affaires, le gouvernement Trudeau devrait préciser aux investisseurs canadiens les bonnes conduites à adopter. Or, les actions concrètes tardent, et les accords bilatéraux sont toujours pratiquement inexistants.

Le jeu de l’alliance stratégique reste le début d’une stratégie diplomatique qui devra se conclure par la négociation de traités bilatéraux

La tactique du gouvernement Trudeau, qui consiste à chercher des alliances auprès des pays du G7, demeure profitable au sein de l’ordre mondial pour atteindre les objectifs communs de justice économique, l’ordre sécuritaire, la pacification et le respect des droits de la personne. Or, il reste des avenues diplomatiques à approfondir pour garantir le respect des droits fondamentaux des Canadiens et des Canadiennes, dont la prévention de toute situation de torture et de mauvais traitements. Ces stratégies de relations étrangères doivent être mises en place par divers acteurs, dont le gouvernement canadien, les employeurs canadiens, les ONG, les syndicats, les pays alliés du Canada et le gouvernement chinois, en temps opportun. Une deuxième phase de la stratégie diplomatique de protection de la sécurité juridique par la négociation de traités de transferts de délinquants, pour éviter que des Canadiens et Canadiens soient victimes de torture et de mauvais traitements dans les centres de détentions chinois, devrait être envisagée.

Ce qui reste à venir…

En terminant, la tension diplomatique entre la Chine et le Canada dans l’affaire Wanzhou risque de perdurer pendant plusieurs années. De plus, les cas d’arrestations arbitraires à titre de monnaie d’échange ou de représailles ne sont pas une première pour la Chine. En effet, les rapporteurs spéciaux de l’EPU de 2016 se sont dits très préoccupés par l’arrestation de personnes pour des motifs très larges tels que la « menace pour la sécurité nationale » à des fins d’intimidation, comme c’est le cas des Canadiens détenus en guise de monnaie d’échange. Dans cette perspective, si la situation perdure, d’autres Canadiens et Canadiennes risquent de subir la torture et des mauvais traitements de détention à la suite de leur arrestation arbitraire.

Malheureusement, les nouvelles lignes directrices du gouvernement Trudeau n’ont aucune force de loi et elles ne protègent pas les citoyens canadiens en terre chinoise, sauf si les employeurs canadiens décident de prendre des mesures de gestion interne pour protéger leurs travailleurs. Or, les employeurs manquent d’outils, les diplomates et les avocats disposent uniquement de l’Accord consulaire entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République populaire de Chine, qui est très incomplet, et la Chine ne respecte toujours pas la Convention contre la torture, qu’elle a pourtant ratifiée en 1988.

Le gouvernement Trudeau devrait élargir sa stratégie afin d’assurer la sécurité des Canadiens et des Canadiennes par le respect de leurs droits garantis par la Charte canadienne, en privilégiant la signature d’ententes avec les pays où la sécurité juridique de ses citoyens n’est toujours pas garantie. Ces accords permettraient d’étendre le droit canadien de façon extraterritoriale. Cela pourrait se traduire par un accord bilatéral de transfert de délinquants entre le Canada et la Chine. Une telle entente devrait en somme rendre effectif le droit canadien aux personnes ressortissantes lors de leur séjour dans ce pays. Pour le moment, toutefois, Pékin demeure sourd et applique le vieux dicton chinois : « Il ne peut y avoir qu’un seul tigre sur la montagne. »

Pour en savoir plus sur la Chine…

Comme nous l’avons mentionné précédemment dans un texte de réflexion sur la Chine, ce pays interdit les activités politiques sous toutes formes, que ce soit par des documents, la participation à des réunions ou à des manifestations dans des lieux publics, ou encore par l’envoi de textos ou de courriels privés critiquant le Parti communiste. Ces actions sont strictement prohibées et passibles d’emprisonnement, ou encore d’expulsion définitive du territoire chinois [6].

La possession, l’usage, la production et le trafic de drogues en Chine sont punis par la peine de mort, pour tout individu de plus de 14 ans. Les peines sont souvent appliquées de façon arbitraire [7].

Sous le couvert du principe de la sécurité nationale, les autorités chinoises arrêtent souvent des gens sans aucun motif valable. Dès que les autorités soupçonnent une personne de mettre en danger la sécurité nationale, celle-ci est systématiquement interrogée et torturée. Le droit national chinois permet de détenir un individu jusqu’à six mois de façon préventive. L’accès à un avocat est souvent refusé lors de la détention préventive, sous un motif de sécurité nationale [8].

De plus les pratiques religieuses sont l’objet de restrictions, notamment la prédication, la distribution de documentation et l’association à certains groupes religieux chrétiens, musulmans et bouddhistes. Les récalcitrants s’exposent à des mesures judiciaires [9].

Réflexion de Marie-Michèle Lemieux-Ouellet, administratrice

Sources

Affaires Mondiales Canada, Gouvernement du Canada. 2019. Voix à risque. Lignes directrices du Canada pour le soutien des défenseurs des droits de la personne. www.international.gc.ca/world-monde/assets/pdfs/issues_development-enjeux_developpement/human_rights-droits_homme/rights_defenders-guide-defenseurs_droits_fr.pdf [5]

Fouquet, Claude. 2018. Arrestation de la numéro 2 de Huawei : Meng Wanzhou, une des femmes les plus influentes de Chine. Dans Les Échos. www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/arrestation-de-la-numero-2-de-huawei-meng-wanzhou-une-des-femmes-les-plus-influentes-de-chine-236852 [2]

Gouvernement du Canada. 2019. La Chine. voyage.gc.ca/destinations/chine [6] [7] [8] [9]

Radio Canada. 2018. Trudeau savait que la dirigeante de Huawei serait arrêtée. Dans Nouvelles de Radio-Canada. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1140169/huawei-meng-wanzhou-arrestation-canada-etats-unis-vancouver [1] [3]

Zhiqun, Zhu. 2017. China’s Foreign Policy. Dans Oxford Bibliographies. www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199743292/obo-9780199743292-0025.xml [4]