Réflexion de Laïla Faivre.

En début d’année 2017, la Fédération de Russie a adopté une loi de dépénalisation de la violence domestique ayant pour effet de réduire l’arsenal judiciaire et les peines encourues pour les agresseurs. En Russie, comme partout ailleurs dans le monde, les violences contre les femmes sont surreprésentées dans la violence domestique. Une telle loi revient donc à implicitement autoriser ces abus, remettant ainsi en cause les engagements pris par le pays dans la lutte contre les violences faites aux femmes [1].
La violence à l’égard des femmes est l’une des formes de violation des droits de la personne les plus systématiques et les plus répandues. Cette violence prend de multiples formes, physiques, sexuelles, affectives comme économiques, et elle relève à la fois de la sphère privée et publique. En raison de ce caractère polymorphe et multidimensionnel, depuis les années 1990, un nombre croissant d’institutions onusiennes s’emploient à remédier aux répercussions de la violence à l’égard des femmes dans le cadre de leurs mandats respectifs. C’est notamment le cas du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes ou encore, et tout particulièrement, du Comité contre la torture des Nations unies (CCT) [2]. Pour cela, le CCT a décidé d’orienter une lecture de la Convention contre la torture (CAT) vers une interprétation du phénomène tortionnaire tenant compte du genre.
Une telle approche permet de veiller à ce que le cadre relatif à la protection contre la torture soit appliqué afin de mieux protéger les femmes contre cette pratique. De ce fait, le CCT considère comme inhérentes à son mandat toutes les formes de violences physiques, sexuelles et psychologiques relevant d’une implication directe ou indirecte des agents étatiques, en période de paix comme de conflit armé. Pour le CCT, tous ces abus peuvent constituer des actes de torture ou de mauvais traitements et ne sauraient être traités comme des infractions mineures [3].
Dans son observation générale de 2008 adressée aux États parties [4], le CCT est intervenu pour éclaircir certains points de la CAT, explicitant la responsabilité des États dans leurs engagements pour mettre fin à ces abus. Ce document souligne le fait que, si l’État n’exerce pas la diligence voulue pour mettre un terme à des actes de violence, les sanctionner et en indemniser les victimes, cela a pour effet de favoriser la réalisation d’actes interdits par la CAT par des agents non étatiques, et ce, en toute impunité. Autrement dit, l’indifférence ou l’inaction de l’État constituent une forme d’encouragement ou de permission de fait. Le CCT applique ce principe lorsque les États parties n’ont pas empêché la réalisation de divers actes de violence à motivation sexiste (violence dans la famille, mutilations génitales féminines, traite des personnes, dans le contexte du refoulement ou de l’attribution du statut de réfugié) et n’ont pas rendu justice aux victimes [4]. On retrouve ces cas de disposition nationale dans le cadre de la loi de dépénalisation de la violence domestique en Russie, ou encore dans la loi autorisant un violeur à épouser sa victime pour échapper aux poursuites – par exemple au Liban, en Malaisie, au Venezuela ou encore au Maroc [5].
Dans son rapport devant le Conseil des droits de l’homme, le Rapporteur spécial sur la torture a rappelé que l’article premier de la CAT englobe les obligations des États à protéger les personnes contre la torture ou les mauvais traitements commis par des particuliers [6]. Le consentement tacite de l’État à la violence privée peut prendre de nombreuses formes, dont certaines subtilement maquillées. La responsabilité de l’État pourrait aussi être engagée si les lois nationales ne garantissent pas une protection adéquate contre toutes formes de torture et de mauvais traitements, y compris les agressions sexuelles. A contrario, dans certains États où une législation nationale contre la violence domestique est en place, il peut arriver que les forces de l’ordre et le parquet ne considèrent pas comme des violations graves les cas de violence domestique et soient donc réticents à recevoir les plaintes, à enquêter et à poursuivre les auteurs de ces actes.
Pour les institutions onusiennes, la responsabilité de l’État dans les cas de violences publiques comme privées à l’égard des femmes est un élément essentiel. En effet, c’est prioritairement par l’investissement du gouvernement que l’on peut y mettre fin. Mais cette position ne fait pas l’unanimité et provoque un débat avec les États parties. On peut citer l’exemple du Canada qui, dans son septième rapport périodique devant le CCT [7], refuse de voir sa responsabilité mise en cause en cas de violence privée, puisque cela doit impliquer la participation intentionnelle d’un agent officiel du gouvernement. Par conséquent, la violence commise par des acteurs non gouvernementaux, telle que la violence conjugale, sera considérée comme de la torture ou comme un traitement cruel, inhumain ou dégradant que dans les circonstances les plus exceptionnelles. Le Canada s’affirme donc en désaccord avec l’approche générale du CCT [7].
Les échanges entre le CCT et le gouvernement du Canada permettent de mettre en évidence la divergence d’interprétation de l’article 1 de la CAT, seul instrument universel juridiquement contraignant portant exclusivement sur l’élimination de la torture. Un tel débat n’est pas sans conséquence, car ce qui est en jeu ici, c’est l’application ou non de la CAT dans le cadre de pratique de torture relevant de la sphère privée. Pour le CCT, la qualification d’un acte de torture aggrave les incidences juridiques d’un État, dont l’obligation stricte de criminaliser les actes de torture, de juger les auteurs et d’accorder réparation aux victimes. Autrement dit, un État qui n’intervient pas favorise et encourage la commission d’actes prohibés par la CAT, qu’ils soient commis par un agent de l’État ou pas. Pour illustrer, nous pourrions évoquer les agressions sexuelles que peu de femmes arrivent à faire reconnaître par les autorités policières et judiciaires, alors même que certaines peuvent être qualifiées de torture. C’est pour cette raison que le Rapporteur spécial sur la torture s’est investi avec de nombreuses instances pour faire valoir que ces formes de violence à l’égard des femmes sont assimilables à de la torture dès lors que les États n’agissent pas avec la diligence voulue pour les prévenir. La reconnaissance de cette approche par les États parties permettrait de dégager un parallélisme entre la torture et d’autres formes de violence contre les femmes, garantissant ainsi une meilleure protection des droits des femmes et des filles à travers le monde.

Sources

Comité contre la torture des Nations unies. 13 septembre 2016. Examen des rapports soumis par les États parties en application de l’article 19 de la CAT, selon la procédure facultative d’établissement des rapports, Septième rapport périodique du Canada, CAT/C/CAN/7 : http://tbinternet.ohchr.org/_layouts/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=CAT%2FC%2FCAN%2F7&Lang=en [7]
Comité contre la torture des Nations unies. Janvier 2008. Observation générale no 2, CAT/C/GC/224 : www.apt.ch/content/files/cd1/Compilation%20des%20textes/7_8_9_10/9.1_CAT%20Observation%20generale%20No2.pdf [4]
Conseil des droits de l’homme. 15 janvier 2008. Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Manfred Nowak, A/HRC/7/3 : www2.ohchr.org/english/bodies/hrcouncil/docs/7session/A-HRC-7-3_fr.doc [3] [6]
Frémont, Anne-Laure. 22 novembre 2016. Ces pays où les violeurs peuvent épouser leurs victimes pour ne pas être poursuivis. Dans Le Figaro : www.lefigaro.fr/international/2016/11/21/01003-20161121ARTFIG00304-ces-pays-o-les-violeurs-peuvent-epouser-leurs-victimes-pour-ne-pas-etre-poursuivis.php [5]
Le Monde. 7 février 2017. Russie : la loi sur la dépénalisation des violences domestiques promulguée par Vladimir Poutine :
www.lemonde.fr/international/article/2017/02/07/russie-la-loi-sur-la-depenalisation-des-violences-domestiques-promulguee-par-vladimir-poutine_5076164_3210.html [1]
Nations unies. 2006. Étude du Secrétaire général aux Nations unies. Mettre fin à la violence à l’égard des femmes : www.un.org/womenwatch/daw/vaw/publications/French%20Study.pdf [2]