Le Canada ratifie souvent des traités en matière des droits de la personne sans intégrer directement le texte du traité dans son droit interne, se satisfaisant de déclarer que ses lois sont suffisamment compatibles pour justifier la ratification. Toutefois, si le droit canadien est en essence compatible avec les traités des droits de la personne qu’il a ratifiés, il est rarement identique en tout point aux dispositions et aux termes employés par ces traités.

Or, comment les juristes peuvent-ils assurer une protection optimale de leurs clients lorsqu’il y a une incompatibilité entre les engagements du Canada et ses lois internes ? Ce bref article vise à éclairer les lecteurs sur l’interprétation par les tribunaux canadiens des mécanismes internationaux de protection des droits de la personne, en prenant comme exemple la Convention contre la torture (CCT). Il s’agira d’expliquer aux lecteurs que, malgré l’absence d’une règle d’interprétation claire à cet égard, les tribunaux ne peuvent totalement ignorer le droit international. Nous aborderons cette question en trois points : (i) sur le dualisme en droit canadien ; (ii) dans la Common Law et son interprétation de la coutume et de l’honneur ; et (iii) sur l’harmonisation et le renvoi en tant qu’étape à la ratification.

À première vue, les tribunaux canadiens considèrent le droit international comme du droit extérieur. Ce rejet est en partie expliqué par le fait que la Constitution canadienne, le contrat social des Canadiens, ne reconnaît que le Parlement comme ultime détenteur du pouvoir souverain et de la capacité d’édicter des lois ; il s’agit du principe de la souveraineté absolue du Parlement [1]. Or, les traités internationaux sont ratifiés par le gouvernement (l’exécutif) et non par le Parlement (le législateur) [2]. Si cet argument se tient en droit, il peut tout de même entraîner des situations absurdes. En effet, dans l’éventualité où, par exemple, la CCT, octroierait une meilleure protection que ce qu’offre le droit canadien, les tribunaux devraient tout de même orienter leur interprétation du litige vers ce que prévoient les lois et règlements canadien ; une telle situation pourrait entraîner la responsabilité internationale du Canada pour ne pas avoir respecté ses engagements internationaux dans leur plénitude. Ainsi, étant donné la hiérarchie des sources de droit que le Canada applique dans son droit interne, le Canada fait partie des États dits dualistes ; c’est-à-dire des États dont le droit nécessite l’adoption d’une loi par le Parlement pour justifier l’application d’une règle de droit international dans son droit interne. Nous verrons dans la prochaine partie que malgré le dualisme du Canada, il demeure tout de même possible de plaider le droit international devant un tribunal canadien.

Afin d’éviter une situation de vide ou d’imprécision juridiques et dans le but de respecter les engagements du gouvernement, les tribunaux vont tenter d’interpréter le droit interne de manière à y intégrer le mieux possible les obligations internationales entreprises par le Canada [3]. Dans une situation de vide juridique, il est possible de rechercher l’existence de protection dans la coutume internationale. En effet, les tribunaux canadiens ont reconnu à quelques reprises que des règles de droit international de nature coutumières font partie de la Common Law [4]. Ainsi, en considérant cette application du droit international coutumier au Canada par le biais de la Common Law, certaines décisions des tribunaux internationaux doivent être considérées en raison de leur effet en droit canadien. C’est le cas de l’affaire Furundzija [5]. En 1998, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, a jugé que l’interdiction de la torture constitue une règle impérative (obligatoire et d’origine coutumière) de droit international et a confirmé en appel l’affirmation, provenant d’une autre affaire, selon laquelle la définition de la torture consacrée à l’article premier de la CCT a atteint le statut de règle coutumière [6]. Ces jugements peuvent maintenant servir de base aux tribunaux canadiens lorsqu’ils ont affaire à des cas de torture puisque ces tribunaux ont déclaré que l’interdiction de la torture et la définition de cette dernière font maintenant partie du droit coutumier [7]. Pour une imprécision juridique – lorsque le tribunal se retrouve devant un litige fondé sur l’absence d’une disposition ou d’une définition claire dans la loi – il est possible de faire référence au droit international, soit pour déterminer l’esprit du législateur au moment de l’adoption de la loi en cause, soit pour montrer l’application d’une règle d’interprétation en Common Law qui présume que les lois adoptées par le Canada honorent ses obligations internationales [8]. Si la coutume est imposée à l’État canadien, nous verrons dans le prochain paragraphe que le législateur peut aussi prévoir ses propres mécanismes pour intégrer un traité dans son droit interne.

Quelques mécanismes sont à la portée du législateur pour intégrer les traités directement dans son droit interne. D’une part, il existe la méthode d’intégration par « renvoi » [9], il s’agit d’intégrer partiellement ou intégralement le texte d’un traité dans une loi. Par exemple, dans l’article 97(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [10], le terme « torture » est interprété « au sens de l’article premier de la Convention contre la torture ». Dans un tel cas, l’interprétation du tribunal s’en voit facilitée, car il peut se référer directement et presque uniquement au traité pour rendre jugement. D’autre part, la CCT constitue un exemple de la méthode dite « d’harmonisation » [11] : c’est-à-dire qu’au moment de ratifier la convention, le Canada jugeait que l’ensemble de ses lois déjà en vigueur offrait la même protection que ce que prévoyait la convention. Nul besoin de démontrer qu’une harmonisation parfaite est un exercice rare et que l’utilisation de cette méthode indirecte rend la loi susceptible d’aboutir à des vides juridiques, car il est impossible que le droit interne reflète parfaitement et intégralement (mot pour mot) toutes les subtilités comprises dans les articles de la convention que le Canada veut ratifier. Enfin, cela complexifie le travail des avocats qui tentent de défendre leur client, des juges qui doivent faire valoir le droit et des organisations internationales qui sont chargées de surveiller l’intégration de certains traités dans le droit interne du Canada (par exemple, le Comité contre la torture et le Conseil des droits de l’homme).

Pour conclure, comme nous avons pu le constater, il n’est pas toujours simple pour les tribunaux et les justiciables de faire valoir le droit international. C’est le cas lorsque le parlement est muet sur l’application de certaines règles coutumières ou lorsqu’il ratifie un traité à l’aide de la méthode d’harmonisation. La CCT est un exemple d’intégration indirecte (harmonisation) dans les lois canadiennes qui, de ce fait, risque d’engendrer des incompatibilités entre la protection des justiciables et les obligations internationales du Canada d’un côté et la vision du gouvernement de l’autre. Quant aux tribunaux et aux juristes, ceux-ci semblent hésiter à appliquer le droit international et lorsqu’ils le font ils l’interprètent parfois maladroitement ; peut-être est-ce causé par l’absence de formation ou par l’habitude de puiser dans les règles internes.

Réflexion de Danny Latour

Sources

Barnett, Laura. 2008. Le processus de conclusion des traités au Canada. Dans Étude générale 2008-45-F, Bibliothèque du parlement, p. 6. http://www.bdp.parl.gc.ca/content/lop/researchpublications/2008-45-f.pdf [3] [8]

De Mestral, Armand et Evan Fox-Decent. 2008. Rethinking the Relationship Between International and Domestic Law. Dans Revue de droit de McGill 53, p. 581. [2]

Delas, Olivier et Myriam Robichaud. 2008. Les difficultés liées à la prise en compte du droit international des droits de la personne en droit canadien : préoccupations légitimes ou alibis ? Dans R.Q.D.I. 1, paragraphe 19, 57, 106, 110. [4]

Gouvernement du Canada. 2001. Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 97(1)a). [10]

Rigaldies, Francis et José Woehrling. 1980. Le juge interne canadien et le droit international. Dans Les Cahiers de droit 2, p.318. [1]

Sullivan, R. 2002. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, Markham, Butterworths. p.430, cité dans LaViolette, Nicole. 2004. La loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et la définition internationale de la torture. Dans R.G.D. 34, p. 594. [11]

Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. 1998. Le procureur c. Anto Furundzija, Affaire IT-95-17/1-T, jugement, p. 58-60. http://www.icty.org/x/cases/furundzija/tjug/fr/fur-tj981210f.pdf [5] [7]

Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. 1998. Le procureur c. Anto Furundzija, Affaire IT-95-17/1-A, arrêt, p. 35. http://www.icty.org/x/cases/furundzija/acjug/fr/fur-aj000721f.pdf [6]

Van Ert, G. 2002. Using international Law in Canadian Courts. La Haye, Kluwer Law International, p.179, cité dans LaViolette, Nicole. 2004. La loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et la définition internationale de la torture. Dans R.G.D. 34, p. 594. [9]